« Zones De Guerre » De Jocelyne Saab. Images D’un Monde Bouleversé

Jocelyne Saab est une cinéaste et photographe libanaise. Elle a réalisé plus d’une quarantaine de films, la plupart documentaires, sur le Liban, l’Égypte, le Sahara, l’Iran, la Turquie et le Vietnam notamment. Elle fut témoin des grands bouleversements de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a aussi réalisé quatre films de fiction, parmi lesquels Dunia (2005), qui dénonce l’excision des corps et des esprits en Égypte, ou What’s going on ? (2009) qui tente de retrouver la poésie d’un Liban en quête de son identité, et s’est mise aux arts visuels, notamment la photographie et la vidéo, à partir de 2007. Le 18 décembre prochain est inaugurée, à la librairie MK2 Quai de Loire, la sortie de son premier livre d’art aux éditions de l’Œil, sous la direction de Nicole Brenez : Zones de Guerre. Retour sur le parcours d’une artiste flamboyante.

Lorsque Jocelyne Saab entre à l’université, en faculté d’économie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, elle sait déjà qu’elle veut faire de l’image. Mais sa formation en sciences économiques et sociales lui permet également d’acquérir une véritable conscience politique, et rapidement, elle s’engage aux côtés des Palestiniens, qui survivent dans les camps entourant Beyrouth.

Elle part à Paris à l’aube de ses vingt ans et se fait embaucher dans la presse, d’abord au Monde, puis à la télévision. Rapidement, elle est envoyée faire des images en Libye, en Égypte, dans le Golan : en août 1973, les armées égyptienne et syrienne surprennent l’armée israélienne en attaquant durant le jour sacré de Yom Kippour, et redorent ainsi auprès des peuples arabes le blason de l’armée arabe. Ces premiers reportages la lancèrent dans l’image.

Deux ans plus tard, en 1975, c’est dans son pays, le Liban, que la guerre éclate. Alors qu’elle était sur le point de partir filmer le dénouement vietnamien, elle part finalement au Liban, où elle réalise le premier film sur les débuts et les origines de la guerre civile, Le Liban dans la Tourmente (1975). Ce premier film réalisé en tant que cinéaste indépendante sort en salle à Paris mais est censuré au Liban. C’est le début d’une longue histoire d’engagement que démarre Jocelyne Saab, qui réalise l’année suivante, suite au massacre de la Quarantaine où les miliciens phalangistes viennent d’attaquer les populations musulmanes du quartier de la Quarantaine, situé à l’Est de Beyrouth, Les Enfants de la guerre (1976). Elle filme les enfants qui ont survécu à ce premier grand massacre de la guerre civile. Elle les filme en train de rejouer, sur la plage où ils se réunissent, l’attaque sanglante à laquelle ils ont assisté ; elle les filme aussi, enrôlés par les milices, toucher à six ans à peine aux vraies armes de la guerre.

Menacée de mort pour ce reportage d’une force inouïe, Jocelyne Saab ne se décourage pas et continue de descendre, chaque matin lors de la trêve des combats entre milice, pour mettre en images la destruction de la ville qui l’a vue grandir. De ces séances naît Beyrouth, jamais plus (1976) pour lequel la poétesse Etel Adnan écrit un texte d’une poésie aussi intense que celle qui émane des images de Jocelyne Saab, qui souffre pour sa ville qu’elle refuse de voir disparaître. La cinéaste, en effet, semble refuser l’ordre imposé par la guerre : en 1978, alors que Beyrouth est coupée en deux, elle réalise Lettre de Beyrouth, où, une nouvelle fois grâce à la plume d’Etel Adnan, elle raconte l’état de Beyrouth : les postes de contrôle, les zones de non-droit. Alors que les milices tentent d’imposer un état de fait hostile aux civils, Jocelyne Saab remet en marche un bus qui traverse la ville d’Est en Ouest, recréant par-là un espace de normalité dans la guerre. Subtil subterfuge qui lui permet de mettre en images la tolérance des citoyens libanais, qui subissent la guerre comme quelque chose qui leur est étranger.

Elle descend aussi rendre compte de la situation au Sud du Liban, en lutte contre l’ennemi israélien : à Sud-Liban en 1976, qui témoigne d’un massacre de Libanais dans le village de Kfarchouba par des Israéliens qui prétendaient ne lutter que contre la présence palestinienne, succède les séquences de Lettre de Beyrouth, qui montre l’aggravation d’une situation qui échappe aux règles de la guerre civile : sur le trajet qui la mène à la frontière Sud, les armées de toutes nationalités prennent place sur le territoire libanais. Cette présence étrangère arrive à son paroxysme avec l’invasion israélienne de Beyrouth en 1982, illustrée par Jocelyne Saab dans Beyrouth, ma ville (1982) qui fait preuve d’une radicalité formelle qui assure à la jeune journaliste sa place parmi les cinéastes. Elle a d’ailleurs été embauchée comme assistante réalisatrice sur le tournage du Faussaire de Volker Schlöndroff en 1981, et décide en 1984 de réaliser son propre film de fiction, tourné au cœur de la guerre : Une vie suspendue (Adolescente, sucre d’amour) est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes en 1985.

Le recours à la fiction a été pour Jocelyne Saab le dernier recours possible pour parler d’un état de fait qu’une image documentaire ne pouvait plus rendre avec la justesse nécessaire pour évoquer l’horreur. Suite à ce film, et jusqu’à la fin de la guerre (établie par les accords de Taëf signés en 1990), Jocelyne Saab quitte Beyrouth et se consacre à d’autres projets. Déjà en 1977, elle était partie filmer dans le Sahara marocain la lutte du Front Polisario, ce qui lui valut, par-delà la censure, d’être bannie du territoire marocain pour de longues années. Le Sahara n’est pas à vendre sortit en salle la même année que son émouvant documentaire sur la Cité des morts en Égypte, Égypte : cité des morts (1977), dernier bastion cairote à résister à la politique libérale « d’ouverture » engagée par Sadate depuis 1970.

En 1981, c’est en Iran qu’elle enquête, deux ans après la Révolution islamique qui renversa le Chaah d’Iran : Iran, l’utopie en marche dresse le portrait d’une société malade, perdue par l’idéologie islamique imposée à une société jusque-là réputée pour son ouverture culturelle. Après 1985, Jocelyne Saab retourne en Égypte où elle tourne une série de documentaires pour la télévision, Égypte… Égypte ! Elle revient sur des particularités du pays : elle s’intéresse aux coptes, à l’ancienne noblesse qui entourait le roi Farouk à Alexandrie, aux renouveaux architecturaux entre tradition et modernité dans les déserts égyptiens, à la montée de l’islamisme et du mouvement des Frères Musulmans. Un peu plus tard, c’est à la danse qu’elle s’intéresse, comme un pied-de-nez au fondamentalisme galopant : Les Almées (1989) rend hommage aux grandes danseuses qui ont fait sur tous les écrans arabe la tradition égyptienne dansée.

Elle réalise par la suite en France un film novateur, Fécondation in video, qui suit le processus d’implantation in vitro. Les images ont un grand succès : il s’agit de la première pose d’une caméra sur une sonde qui permet de filmer l’intérieur du corps humain. C’est la naissance – la renaissance ? – que Jocelyne Saab filme là, à deux ans de la fin de la guerre dans son pays.

Jocelyne Saab devant l’une de ses photographie, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition One Dollar a Day au DEPO d’Istanbul, avril 2017.

Au moment de la reconstruction libanaise, Jocelyne Saab s’emploie à reconstituer une mémoire culturelle à son pays que l’amnistie semble avoir rendu amnésique : elle s’engage à rassembler tous les films libanais de l’histoire du cinéma, et tous ceux qui parlent du Liban pour jeter les bases à une Cinémathèque Libanaise. Des quatre cent films qu’elle a réunis et des dizaines de copies qu’elle a fait restaurer, elle fait un film : Il était une fois Beyrouth : histoire d’une star (1994) narre le voyage de deux jeunes de vingt ans, qui n’ont connu que la guerre, et qui cherchent dans les films à retrouver le Beyrouth d’avant leur naissance. Pour ce travail dantesque, Jocelyne Saab fut décorée Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Elle part ensuite au Vietnam, où elle suit dans La Dame de Saigon le docteur Hoa, une ministre du gouvernement révolutionnaire sud-vietnamien, qui raconte son expérience dans le maquis ; une manière pour Jocelyne Saab, toujours, de résister.

Son troisième film de fiction fut une bombe tant dans le monde arabe qu’à l’international. Dunia, Kiss Me Not On The Eyes (2005) est un film sur la poésie et la danse. Il se déroule au Caire, dans l’ambiance délétère induite par l’emprise du fondamentalisme sur la société : alors qu’une nouvelle traduction des 1001 nuits est censurée et que les jeunes filles, malgré l’opposition de leurs mères, continuent de se faire exciser par leurs aînées au nom de la tradition, Dunia, le personnage de Jocelyne Saab, veut danser et étudier la poésie soufie. Le film dérange, le film choque ; il est censuré en Égypte, et encensé à Sundance, à Singapour. L’expérience est difficile pour Jocelyne Saab, à nouveau condamnée à mort par les fondamentalistes égyptiens. Pas le temps, pourtant, de reposer ses nerfs, puisqu’en juillet 2006 la guerre éclate encore une fois au Liban.

Les avions israéliens bombardent le Sud et la banlieue sud de Beyrouth, détruisant toutes les infrastructures et provoquant à nouveau l’effondrement du pays. De ces violences, Jocelyne Saab tire Strange Games and Bridges, une installation mix-médias de vingt-deux postes vidéo placés sur une passerelle suspendue au-dessus d’un jardin – quête du renouveau et de la vie, une nouvelle fois. Cette idée du jardin comme expression de la vie est également au cœur de son quatrième film de fiction, What’s going on ? tourné en 2009, qui suit le parcourt erratique d’un homme dans Beyrouth, en quête de jardins et de poésie.

Par la suite, c’est l’art contemporain qui occupe davantage la cinéaste. Elle réalise en 2007 une série photographique Sense, Icons and Sensitivity divisée en deux thèmes, qui interroge le regard porté par les Arabes sur eux-mêmes : Le Revers de l’Occidentalisme reprend, en mettant en scène des Barbies confrontées à un monde arabe dominé par la religion ; Architecture molle est l’image des toiles de tente bédouines aux formes suggérant une grande sensualité. Certaines photographies furent censurées à Beyrouth. Cette question du genre est à nouveau discutée dans une série de six vidéos que Jocelyne Saab réalise pour le MUCEM de Marseille en 2013. Café du Genre propose six portraits d’artistes et d’intellectuels de la Méditerranée, d’Istanbul à Alger en passant par Beyrouth et le Caire, qui discutent le genre et les rapports entre hommes et femmes dans la région et dans l’art de la région.

En 2016, elle présentait à Beyrouth sa nouvelle exposition photographique One Dollar a Day, qui questionne le quotidien des réfugiés syriens dans la Bekaa libanaise. Son combat pour la vie, sa volonté de, toujours, donner une image à ceux que l’on pousse dans l’ombre est tout entier présent dans ce livre essentiel, qui retrace la chronologie d’une artiste de l’image. En nous offrant l’occasion de s’imprégner pleinement d’une œuvre d’une richesse humaine et artistique profondément émouvante, cet ouvrage rend hommage à près de cinquante ans de lutte contre l’injustice.

Les images présentées dans l’ouvrage sont, pour beaucoup, tirées des films que Jocelyne Saab a réalisés dans les années 1970 et 1980, puis 1990 et 2000. Mais le résultat ne nous renvoie pas à des photogrammes ; c’est un véritable travail de composition plastique qui se donne à voir au lecteur. Les images ont été minutieusement choisies par l’artiste pour réfléchir autrement les causes qu’elle a défendues. Elle rend ainsi possible le décalage de l’image fixe face à l’image animée, dont la charge symbolique est différente : le livre, en soi, est l’ouvrage d’un artiste.

La maquette retrace chronologiquement la carrière de Jocelyne Saab, évoquant chacun de ses projets, y compris des projets inédits. On découvre ainsi le travail de repérages de certaines fictions ou documentaires, qu’elle avait écrits mais que les aléas du temps ne lui ont jamais permis de mener à bien. L’ouvrage donne également un avant-goût de plusieurs séries de photographies, réalisées au courant des années 2000 et 2010, mais qui n’ont encore jamais été exposées publiquement.

Clôturant le travail d’une vie, l’ouvrage s’achève sur un texte de la poétesse et artiste Etel Adnan, avec laquelle elle a collaboré tout au long de sa vie, et s’ouvre sur les mots d’Elias Sanbar, un ami de jeunesse. Et comme un hommage à la résistance qui les ont tous deux animés, le livre est produit par Jean-Luc Godard, qui empruntait récemment à Jocelyne Saab les images de ses Enfants de la guerre dans son dernier film, Le Livre d’images, primé à Cannes en mai dernier. Ce livre est l’occasion, une fois de plus, d’inscrire Jocelyne Saab parmi les incontournables de l’histoire des formes.

Une signature est organisée à la librairie MK2 Quai de Loire le 18 décembre prochain à partir de 19h.

Zones de guerre

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