Comme hanté par l’âge d’or du cinéma égyptien, Youssef Nabil maîtrise avec aisance un art ancestral, celui de la colorisation manuelle de la photographie inspirée du cinéma, à qui il confère une intemporalité des plus modernes dans ses clichés. Rencontre.
Entre le patrimoine d’hier et la création d’aujourd’hui, Youssef Nabil a fait le choix de ne pas choisir. Ses photos, il les prend en noir et blanc pour leur attribuer manuellement les couleurs d’une Egypte du passé, libre et chargée de nostalgie. A travers ses autoportraits, Youssef Nabil raconte le fil de sa vie, changeante au fil du temps et des lieux, mais surtout éphémère. « J’ai compris que l’image pouvait immortaliser les gens », nous confie-t-il. Son art, lui, immortalisera sans doute l’un des photographes autodidactes les plus représentatifs du Moyen-Orient.
Vous avez grandi au Caire où vous avez entamé des études de littérature française. Comment en êtes-vous venu à la photographie ? Y a-t-il eu un déclic ?
Je me suis rendu compte très tôt de la force de l’image. J’ai grandi en regardant des films égyptiens, en noir et blanc. Le cinéma est quelque chose d’essentiel pour les Égyptiens, on vit avec ça. Tous ces gens beaux dans les films égyptiens et ces scènes m’ont inspiré. Très vite, j’ai compris que l’image pouvait immortaliser les gens. Ça permet de garder une trace d’un monde qui n’existera plus sous peu. Après, à 19 ans, j’ai voulu faire des photos inspirées par les anciens films, en même temps en noir et blanc mais qui illustrent des histoires que j’écris.
Des portraits rapprochés de célébrités des quatre coins du monde à vos autoportraits, en passant par votre film You Never Left avec Fanny Ardant et Tahar Rahim, votre création semble multiple. Quelle est la philosophie qui connecte l’ensemble de votre création ?
Je pense les différentes séries de manière très personnelle. Tout vient de ma vie, de mes inspirations, de moi-même, de ce que j’aime, mais il y a toujours le cinéma comme fil conducteur. Même en faisant mes autoportraits, il y a toujours l’omniprésence de cet aspect cinématographique. C’est comme si j’essayais de raconter ma vie à travers un film, de me mettre en scène. Découvrir la mort à travers le cinéma a été une révélation pour moi. J’avais quatre ou cinq ans. J’ai demandé où étaient ces gens qui jouaient à l’écran et l’on m’a répondu qu’ils étaient morts. J’ai vite réalisé que je vivais avec tous ces morts, qui sont toujours aussi beaux, immortalisés dans les films. La série de mes autoportraits évoque ce point. Elle parle du fait que je suis toujours un visiteur là où je suis, toute la vie. Nous sommes là pour quelque temps et on va finir par partir.
Votre départ pour New York a été un moment décisif dans votre vie, comment l’avez-vous vécu ?
Quand je suis parti du Caire en 2003 pour m’installer à Paris, avant d’aller à New York, ça m’a fait un truc. Quitter le Caire, c’était une deuxième découverte de soi et en même temps une petite mort. Tout avait changé, je devais commencer presque à zéro, me refaire une vie. Je ne connaissais personne, c’est là que j’ai commencé à me prendre en photo afin de mieux cerner cette relation entre l’exil et la mort. Quand on part, on se lance d’une certaine manière dans une mort, en espérant qu’on va renaître à nouveau quelque part.
Vous avez été l’assistant de David LaChapelle pendant un certain moment. Comment s’est fait cette rencontre ? Cette collaboration a-t-elle influencé votre travail ?
Je venais de commencer à faire de la photo et, trois mois après, je rencontre un type dans un hôtel où je prenais des photos, c’était en 1992. Il m’a demandé des renseignements sur la ville et m’a proposé de l’assister sur un photoshoot au Caire. J’ai accepté et on a commencé à travailler ensemble depuis. Il m’a appelé par la suite depuis New York pour poursuivre notre collaboration. Je me suis débrouillé pour acheter le billet d’avion et me procurer un visa pour les Etats-Unis. Tout est allé très vite. Moi je n’avais pas idée de qui c’était. A New York, dans le East Village, nous avons même habité ensemble. Le rencontrer était un signe de la vie que j’étais sur le bon chemin. Je n’ai pas fait d’école d’art ou de photo, j’ai étudié la littérature française à la base. Aujourd’hui, David est pour moi comme un frère, c’est quelqu’un qui a cru en moi depuis mes débuts et m’a beaucoup encouragé.
Son travail a-t-il influencé le votre d’une quelconque manière ?
Oui et non, chacun préserve son univers. Ma voie était très différente de celle de David, mais en même temps il y a cette appréciation du travail de l’autre. Cette collaboration m’a aidé à découvrir comment la photo est perçue aux Etats-Unis et dans le monde. David m’a donné beaucoup de conseils aussi. Lui avait travaillé avec Andy Warhol quand il avait mon âge à l’époque. « Andy m’a dit que quand tu regardes à travers l’objectif de ton appareil photo et que tu sens que quelqu’un d’autre a pris cette photo, n’appuie pas sur le bouton », me disait-il. C’est comme si j’étais un messager d’Andy Warhol à travers David LaChapelle. Cela m’a appris qu’on ne pouvait pas être artiste si on n’avait pas notre propre vision des choses. Il faut écouter son intuition, suivre sa propre voie, ne jamais faire quelque chose que quelqu’un d’autre a fait, pour moi cela explique tout.