De retour en France pour une série de concerts exceptionnels, le Trio Jubran, Samir, Wissam et Adnan ne cessent de magnifier le oud. La sortie de leur nouvel album, The Long March, reste toujours fidèle à la poésie de Mahmoud Darwish mais l’innovation est réelle. C’est, sans doute, le mariage entre tradition et modernité qui est la marque de leur musique. A quelques jours de leur concert parisien, le 1er avril à la salle Pleyel, Wissam et Adnan reviennent sur leur parcours, leur musique et leur engagement.
Comment qualifieriez-vous le lien entre votre musique et la poésie de Mahmoud Darwish ?
Wissam Jubran (W.J.) : Pour nous, cette rencontre avec Mahmoud Darwish était de l’ordre de l’extraordinaire. Tout a commencé avec Samir, l’aîné, lorsqu’il a joué de la musique avec le poète sur scène. Il y a vraiment eu, lors de cette rencontre, une véritable alchimie : au début, Mahmoud Darwish avait refusé de réciter des poésies au son de la musique car il considérait que sa poésie était déjà musicale. Mais Samir a compris qu’il devait jouer entre les souffles du poète. Et cette collaboration a, dès lors, duré 13 ans. Moi et mon frère, Adnan, nous les avons ensuite rejoints.
La poésie de Mahmoud Darwish est une source d’inspiration pour nous depuis longtemps. Déjà à l’école, on étudiait ses poèmes mais je n’imaginais pas avoir l’honneur de la rencontrer ni de partager un jour la scène avec lui. Ce rêve est devenu réalité et ce rêve continue encore aujourd’hui. Malheureusement, le poète nous a quitté en 2008, mais à travers sa poésie et notre musique, il est toujours vivant.
Dans votre dernier album, d’ailleurs, vous lui rendez toujours hommage.
W. J. : Oui, notre album commence par un discours de Mahmoud Darwish extrait d’un poème écrit en 1992, Le discours de l’Indien rouge vers le chef blanc : c’est un discours engagé qui remet en question notre course vers un monde toujours plus industriel, vers un monde avec moins d’humanité. Nous voulons lui rester fidèles pour toujours : c’est le premier et le dernier poète avec qui avons collaboré. On ne peut pas imaginer une collaboration avec un autre poète. Il y avait une alchimie forte entre nous.
Adnan Jubran (A.J.) : Nous avons collaboré pendant 13 ans avec le poète, nous avons voyagé ensemble, il nous a invité chez lui. C’est une relation personnelle, presque intime. C’est donc très difficile pour nous d’envisager une autre collaboration poétique. On ne pourrait pas faire le même travail. En fait, notre collaboration avec Mahmoud Darwish n’était pas calculée : nous nous sommes croisés et c’était pour nous une évidence. Aujourd’hui encore, sa poésie est toujours vivante.
Qu’est-ce qui prévaut dans les morceaux de votre musique : est-ce la poésie ou la mélodie qui est à la source de la composition ?
W.J. : Ce sont les deux. Parfois, on écrit des morceaux sans penser à la poésie. On peut s’inspirer des thèmes comme l’amour ou alors des thèmes d’actualité, notamment sur les événements à Gaza. C’est le cas du morceau, Carry the Earth, où Roger Waters a composé les paroles. Mais je me souviens que pour notre album Majaz, nous avions fait écouter un morceau inédit de la maquette à Mahmoud Darwish. Il nous a alors confié que ce morceau avait un rythme incroyable presque soufi par son coté répétitif. D’ailleurs le dernier poème qu’il a composé, Le joueur de dé, était indirectement lié à cette musique.
A. J. : C’est d’abord en tant qu’homme que Mahmoud Darwish nous a inspirés. Mais au-delà, il a été une source d’inspiration pour les Palestiniens, pour tout le monde arabe, pour le monde.
Cependant, vous avez choisi de nouveaux sons pour votre nouvel album comme la rencontre de l’oud et du synthétiseur.
A.J. : c’est un risque que nous avons pris, comme un nouveau mariage. En réalité, nous voulions toucher une nouvelle génération, ouvrir le oud, instrument traditionnel, au monde d’aujourd’hui. Nous voulions vivre le moment. Dans notre morceau, Age of Industry, on entend le son du synthétiseur. Mais au delà, on pose la question de la complexité du monde : vit-on dans un monde un peu fou ? Au contraire, dans le morceau Carry the Earth, on entend des vagues en référence à la plage de Gaza et les drames qui se produisent là-bas. L’innovation est là aussi. En fait, on voulait créer tout un univers avec une émotion. Nous avons donc pris un risque. Dans le précédent album, nous mettions en avant la métaphore. Dans ce dernier album, nous avons privilégié le message. Nous nous sommes plus engagés.
Le Oud : entre fidélité et innovation
Comment expliquez-vous que le oud, un instrument multi-millénaire et si traditionnel, puisse avoir autant de succès ?
W.J. : Je pense que nous avons pu toucher le public. En fait, tout ça grâce au public : sans eux, nous ne sommes rien. Nous n’avons pas été les seuls à populariser cet instrument : il existe aussi beaucoup de luthiers talentueux. Pour ma part, je suis moi-même luthier et j’essaie de modifier parfois le son du oud, donner une touche nouvelle. Nous nous contentons de composer de la musique avec beaucoup d’amour et les gens aiment. Effectivement, il y a quelque chose de nouveau dans la musique arabe : mettre la musique instrumentale au centre sans accompagnement vocale. Certes, le oud était considéré comme le « roi des instruments » dans le monde arabe, mais il restait toujours sur scène en retrait.
A.J. : Il faut insister sur le rôle des nombreux artistes dans le monde arabe et le monde occidental : c’est la composition qui a changé. Notre attitude a changé : avant, on voulait répéter seulement les même sons, à l’époque c’était un peu la règle. Moi, je pense au contraire qu’il faut innover, moderniser sans trahir la tradition. Pour innover, il faut le considérer comme un instrument, un moyen pour le musicien de créer une mélodie, une composition, un message, une histoire, des émotions.
Vous êtes justement issus d’une famille de générations de oudistes, votre carrière était-elle une évidence ou un choix pour vous ? A quel moment vous avez décidé de devenir oudiste vous-même et de faire carrière ?
W.J. : Pour le cas de notre frère aîné, Samir, qui a commencé à joué du oud dès l’âge de 7 ans, ce n’était pas une évidence. Il n’avait pas vraiment le rêve de devenir un grand musicien. C’était le rêve de mon père : notre père était à la fois très moderne et très traditionnel. Il écoutait par exemple des musiques très différentes. Il aimait la carrière d’Elvis Presley mais il ne comprenait pas pourquoi le oud n’avait pas autant de succès. Il avait cette idée de donner au oud cette popularité envers le public et qu’il mérite. Et puis, pour nous, le oud était dans notre sang : nous sommes issus de 4 générations de musiciens. C’est Samir qui a donc débuté une carrière de musicien : il a alors produit un album en Palestine. Mon père au début ne comprenait pas. Pour lui, un musicien se produit sur scène et n’enferme pas le son du oud dans une boite. Il y avait donc un conflit de génération : mon père avait une vision mais mon frère voulait voir encore plus loin. Et moi, j’ai assisté à tout ça. Pour moi, la rencontre avec le oud est différente. J’ai commencé à jouer de la guitare, puis du violon. Mais je suis tombé amoureux avec le oud, je sentais que le oud était le seul instrument qui pour moi se rapprochait au mieux de la voix. C’est devenu naturel.
A.J. : Comme il y avait déjà assez de oudistes à la maison, je voulais faire autre chose. Ce n’était pas encore ma passion. Je faisais des percussions. Ce n’est qu’à l’âge de 16 ans que j’ai commencé à improviser et j’ai commencé par hasard à jouer dans un concours. Et j’ai pris plaisir de monter sur la scène. Puis mes frères ont eu l’idée de faire un trio. Je ne partageais pas leur rêve, je voulais devenir cinéaste ou photographe, pas musicien. Alors, je pensais que le trio serait temporaire.
Qu’est-ce que vous apportez individuellement au trio ?
W.J. :Mes frères disent que j’ai le côté d’un perfectionniste : je cherche le détail dans le son. Nous avons tous notre touche personnelle.
A.J. : Comme je suis le dernier à avoir rejoins le groupe, je devais apporter autre chose. C’était mon challenge dès le départ. Et je pense que c’est ça qui a fait de moi le créatif du groupe. Je voulais innover, changer. Samir lui était la structure, le bâtisseur. Mais nos rôles évoluent selon les morceaux, nous ne sommes pas cantonnés à nos rôles.
Une musique engagée
Vous considérez vous comme les porte-paroles du peuple palestinien ?
W.J. : Peut-être, oui. Je ne suis pas engagé politiquement, je fais de la musique avant tout. Mais on ne peut pas ignorer la situation. Mon engagement n’est pas l’engagement d’un politicien mais je suis engagé pour le peuple palestinien : je veux relayer le message des Palestiniens qui ne désirent que de vivre en paix. Il est là mon message, je veux que les enfants puissent aller à l’école et avoir un futur. Je me souviens d’un concert en décembre dernier à Ramallah. Après le concert, un homme est venu nous voir entre deux autographes. Il nous a dit qu’il avait passé 40 ans en prison mais que c’est notre musique qui l’a aidé à tenir, à garder espoir. Pour moi, il est là notre engagement : donner espoir au peuple palestinien.
A.J. : Pour moi, la cause palestinienne n’est pas une cause politique, c’est une cause humaine. Cette cause nous inspire. On est Palestinien et c’était une évidence. On participe à des actions humanitaires, nous avons voulu personnellement participer à une action pour le dépistage du cancer du sein en Palestine. Cette action n’était pas politique, c’était une action purement humanitaire. Quand nous avons fait ça, on ne pensait pas à la politique, on pensait d’abord aux femmes. Pour nous la femme est la colonne vertébrale de l’Homme. Et c’est par ces actions que nous voulons nous engager.