Toni Geitani est un jeune réalisateur et un musicien libanais. Il s’annonce prolifique : en ce début d’été, deux créations voient publiquement le jour, son premier album, Al Roujoou Ilal Qamar, qui sortira à Beyrouth le 29 juin prochain, et son premier long-métrage, La Disparition de Goya, en compétition au FID Marseille en juillet.
Un univers à découvrir et à suivre, sans restriction.
Une voix comme sortie d’outre-tombe. Les phrases sont jetées par bribes, certains mots sont inaudibles, perdus dans le vrombissement angoissant d’un monde à l’agonie. De cette voix déchirée, on saisit des questionnements sur l’état du monde contemporain – la situation des réfugiés à travers la planète, la fusillade dans le bar d’Orlando en 2016, ou encore la place du cinéma dans un pays aussi souffrant que le Liban. Al Roujoou Ilal Qamar impose dès ses premières notes un univers dans lequel s’exprime l’angoisse d’une époque. Peut-être est-ce même le sentiment partagé par toute une génération de Libanais, nés après la signature des accords de Taëf en 1990 et qui vivent, malgré tout, dans l’illusion que la guerre est finie alors qu’elle est omniprésente – dans sa version post-traumatique – dans la vie de ces jeunes gens qui ne l’ont jamais vécue.
Cette question d’une guerre fantôme est celle que Toni Geitani pose dans son nouveau film, La Disparition de Goya, réalisé au Liban par une équipe de jeunes de vingt-cinq ans.
Le film court après les chimères dont s’affuble le Liban. Il tente de sortir le pays de l’état de victimisation dans lequel le plongent des politiciens inamovibles de leur place de dirigeants, qu’ils occupent depuis la guerre. Il s’attaque aux illusions en les mettant en scène, tout au long de son film, pour matérialiser leur omniprésence. L’une d’elles est représentée par la création d’un personnage masqué, censé incarner un photographe créateur, lui aussi, d’autres histoires illusoires qui concernent la guerre civile. La voix rauque du photographe semble émerger des entrailles de la guerre, rappelant les sonorités présentes dans la musique de Toni Geitani.
À cette voix ténébreuse qui ouvre l’album succède toute une gamme de voix, qui se développe sur l’ensemble des compositions de ce disque. Comme en témoignent également les questions qui traversent son film, c’est d’abord dans la voix, estime Toni Geitani, que surgit le politique. Si un discours peut conduire des foules à la guerre ou à la révolution, la musique, elle aussi, détient un pouvoir qu’il ne faut pas négliger. Chaque société crée son propre son, dit-il, et son rôle de musicien est de découvrir celui qui lui permettra de parler du monde dans lequel il se trouve forcé d’évoluer. Enfant de chœur lorsqu’il était enfant, Toni Geitani laisse percer une voix cristalline, dont la maîtrise parfaite sait mettre en tension des lignes mélodiques envoûtantes et une composition musicale expérimentale entièrement basée sur de l’électronique.
Dans son film, Toni Geitani apparaît en personne. Porteur du message de toute une génération de jeunes gens nés après 1990, il pose la question d’un rapport juste au monde, dénué des artifices que les illusions imposent partout. Seul dépositaire de sa parole, il ne joue pas au jeu de la reconstruction d’un discours à partir d’une parole tierce, comme peut le faire la propagande, médium d’illusion par excellence ; il s’inquiète simplement d’une situation étouffante qui semble tourner en boucle depuis plus de vingt-cinq ans et laisse en suspens des questions existentielles qui hantent, comme la guerre, des vies dénuées de mémoire.
Toni Geitani chante en arabe. Il entretient avec les mots et l’écriture une relation très intime qu’il lie profondément à la musique qu’il crée, à sa voix qu’il rend multiple par le mixage et la place qu’il lui donne dans chaque morceau. La voix se transforme en outil, renvoyée parfois à l’arrière-plan, écrasée par les bruits du monde.
Des pluies de sons aux origines parfois non identifiables viennent pour chaque morceau créer les couches successives d’une composition précise qui tient son auditeur en haleine, comme sur « Laysa Kul Shay’ Yashrab Al Ma’ », ou qui le transporte aux portes d’une intimité qui se cache avec pudeur, comme sur « Khatima ». L’ensemble se présente à nous comme les différents rites d’une cérémonie qui célébrerait sans optimisme des lendemains brumeux. Dans son film, ce sont les références picturales et cinématographiques qui fusent – l’œuvre de Francisco de Goya, mais aussi Passion, de Godard, sont explicitement cités, mais l’on retrouve aussi dans l’image une dimension surréaliste envoûtante héritée de David Lynch et d’Alejandro Jodorowsky.
Al Roujoou Ilal Qamar et La Disparition de Goya mettent en place d’un univers sonore et pictural aussi riche qu’intrigant. Objet d’une recherche minutieuse, la musique de Toni Geitani est créatrice de sons nouveaux, mais aussi d’une conception de la chanson qui contraste pleinement avec la musique commerciale traditionnelle. Son film, lui, propose une réflexion originale sur la nécessité de penser la mémoire autrement. Une oeuvre qui mérite d’être considérée dans son ensemble.