Au Maroc, la ville de Tanger connaît une métamorphose urbaine sans précédent. Face à cette mutation profonde des territoires urbains et aux défis qu’elle pose, de jeunes acteurs culturels ont créé la plateforme Think Tanger pour repenser la ville à travers le prisme de l’art et de la culture.
Imaginée comme un laboratoire urbain, elle fait intervenir différents acteurs pour réfléchir à de nouveaux horizons collectifs et créer de nouvelles formes de sociabilité.
Avec l’extension de la périphérie, l’étalement et l’émergence de nouvelles polarités, la ville se transfigure et change à la vitesse de l’éclair. Cette urbanisation galopante accompagne une désillusion de la modernité ainsi que la détresse des habitants des métropoles. La ville se gonfle d’orgueil, l’intérêt économique éclipse l’interaction sociale.
Face à ce tumulte des transformations urbaines, le regard des créateurs de Think Tanger, Amina Mourid et Hicham Bouzid, est celui du flâneur baudelairien. Ils observent et analysent de façon critique les lieux, les comportements et les rapports sociaux qui en découlent. En se tenant sur le seuil de la désolation, ils refusent pour autant de sombrer dans la nostalgie ou de regretter un passé révolu et cherchent à agir positivement.
Car la ville est d’abord une matière première de création, ouverte aux possibilités et soumise à l’imaginaire de ceux qui la façonnent. L’identité visuelle de Think Tanger est une ville laboratoire, champs d’expérimentation : elle se dédouble, se décompose, se fragmente pour se reconstruire. Nassim Azarzar, plasticien et graphiste à Think Tanger, la conçoit comme un système logico-constructif et la représente sous forme de nœuds structurels qu’il essaye de déchiffrer. Ses compositions donnent à voir des visions architecturales utopiques et abstractives.
Visuels de Nassim Azarzar © Atelier Superplus
Think Tanger, une plateforme de réflexion pour appréhender les mutations de la ville
« J’ai commencé à m’intéresser à Tanger d’abord pour des raisons personnelles. En revenant à la ville et en observant son extension, j’ai essayé de comprendre. Que se passe-t-il ? Pourquoi autant de changements ? « confie Hicham Bouzid, directeur artistique de Think Tanger.
C’est en février 2016 qu’il lance Think Tanger avec Amina Mourid, chef de projet. Think Tanger se veut être une plateforme de réflexion, de création mais surtout d’action collaborative. Au départ, leur objectif est de comprendre et d’analyser l’état actuel de la ville au lieu de déplorer le changement.
On n’est pas dans la plainte, il faut avoir un regard actif. Les changements montrent que la ville est dynamique, et qu’il y a constamment quelque chose de nouveau, nous explique Amina.
La première année de Think Tanger est donc une année de constat, avec pour mission de faire un état des lieux. En avril 2016, Think Tanger propose avec l’association Arty Farty un programme culturel pour interroger les mutations de la ville. Celui-ci comprend un cycle de conférences faisant intervenir différents acteurs de la société civile : architectes, dramaturges, acteurs politiques etc.
« Nous avons croisé le regard de gens différents : des acteurs politiques, économiques, culturels, associatifs. Il est important aussi de regarder la ville à travers ceux qui la vivent et la pratiquent. » poursuit Amina.
D’autres interventions ont nourri cette réflexion autour des mutations de la ville, sous forme de résidences artistiques et d’interventions dans l’espace public. Celles-ci aboutiront à l’exposition City Manifesto, en octobre 2016, où 8 artistes marocains sont invités à réfléchir sur les défis socio-culturels de la ville, afin de clôturer la première année d’expérimentation du projet. Par ailleurs, ces rencontres ont permis de monter des partenariats et de vraies collaborations pour le projet.
L’exposition City Manifesto au Technopark de Tanger © Think Tanger
La création artistique, un moyen pour témoigner de la ville
Comment penser la ville de demain à travers le prisme de l’art et de la culture ? Think Tanger est fondé sur l’idée que « l’art et la culture font la réussite d’un projet de ville« . L’art est un moyen de réconcilier l’Homme avec la ville, en favorisant la rencontre, l’échange et l’interaction sociale. « Avec Think Tanger, nous avons voulu recréer une communauté d’artistes à Tanger, et redonner aux gens cet espace d’art dont ils ont tellement besoin. » affirme Amina Mourid.
Par ailleurs, la création est le meilleur moyen de témoigner de la ville. Dans l’expo City Manifesto, les artistes marocains donnent à voir une perspective intéressante de Tanger, autour d’utopies et de métaphores.
Comment évoluent les territoires marocains ? Hicham Gardaf questionne sur ses photographies les identités spécifiques aux villes marocaines. Pour sa résidence à Think Tanger, il interroge la contemplation des paysages en banlieue de Tanger. Il propose pour cela une installation composée de murs rouges aveugles, et en fait une identité visuelle.
The Red Square Installation View, Suburbs of Tangier, July 2016. Courtesy of Hicham Gardaf.
Comment décrire 70 ans d’urbanisation de la ville de Tanger ? Dans le cadre de sa résidence à Think Tanger, Sara Ouahaddou fait participer Mohammed, un tisserand marocain pour créer 7 affiches tissées. Chacune d’elles représente une décennie à travers des symboles traditionnels du nord marocain. La série raconte ainsi sa vision de l’évolution de la ville, durant ces 70 dernières années.
Exposition City Manifesto © Think Tanger
L’espace urbain et son impact sur le corps social
Think Tanger place au centre de sa réflexion la question suivante : dans quelle mesure les décisions du corps urbain impactent le corps social ? Où est la place de l’Homme au milieu de cette urbanisation ?
La ville est d’abord le lieu de la rencontre.
Aujourd’hui, avec les phénomènes de décentralisation et les territoires de l’automobile, la ville individualise la société et favorise la ségrégation sociale. Elle devient le théâtre de lutte des classes, comme la qualifiait Benjamin Walter.
Pour répondre à cette problématique, Think Tanger organise en juillet 2017 le programme Espace Urbain et Corps Social à la Galerie Delacroix de Tanger et invite artistes, chercheurs et universitaires. Ensemble, ils débattent sur les questions suivantes : comment l’espace urbain influence le corps social et comment les décisions d’ordre politique et économique qui tracent le nouveau visage de l’espace urbain tangérois retentissent sur le quotidien de ses habitants ?
Parmi les intervenants, William Kutz, géographe, invité à débattre sur l’impact de la globalisation sur les inégalités sociales et spatiales, ou encore l’artiste Yto Barrada, qui effectue un grand travail sur la documentation des changements de la ville de Tanger, et qui appelle à « une résistance contre l’uniformisation de l’espace urbain ».
Le programme Espace Urbain et Corps Social à la Galerie Delacroix © Think Tanger
Conférence d’Yto Barrada à la Galerie Delacroix © Think Tanger
Une proposition innovante pour la métropole de Tanger
Après une première année de constat, enrichie par la participation de différents acteurs sociaux, des idées innovantes se sont manifestées afin de créer une ville plus humaine et sociale. Ainsi, le travail de réflexion approfondi et l’intelligence collective ont fait émerger des propositions concrètes pour la métropole de Tanger.
Prochaine étape : concrétiser les constats et implanter un projet culturel à l’échelle d’un quartier.
L’idée est de co-produire un projet avec un quartier, d’identifier ses besoins et de les accorder à nos envies artistiques. Ça doit être un échange avec la société, en sollicitant de vrais acteurs de la rue. C’est une idée qui doit naître collectivement, nous explique Amina Mourid.
L’Atelier Kissaria, un espace de production artistique et artisanale
Think Tanger existe aussi sous forme de plateforme physique : l’Atelier Kissaria, un lieu de production et d’expérimentations dédié à la création artisanale et artistique. Niché au cœur de la ville, au Grand Socco de Tanger, l’atelier recèle d’idées et de bijoux.
Les textures sont rugueuses, les objets chinés et plein d’âme. L’espace se fabrique, presque tout le matériel est confectionné à la main. L’atelier dispose d’un open-space, d’une chambre noire pour le développement photo argentique en noir et blanc ainsi que d’un atelier de sérigraphie. Il est prévu de développer un espace de production d’art visuel et de proposer des formations. A la mezzanine, un espace enfant sera aménagé ainsi qu’un espace dédié au savoir-faire artisanal, qui caractérise la région du nord au Maroc.
« Nous voulons créer des ponts avec les ouvriers, développer les techniques d’artisanat tel que le tissage, la broderie, la poterie et d’autres techniques. Nous les inviterons à rejoindre l’Atelier Kissaria, en organisant des journées explorations« confie Nassim Azarzar, directeur de la communication et du graphisme à Think Tanger.
De gauche à droite : Hicham Bouzid, Amina Mourid et Nassim Azarzar à l’Atelier Kissaria © Baptiste de Ville d’Avray
Enfin, Think Tanger est pensé comme un moyen de communication et de diffusion qui crée de l’archive et du savoir à travers une plateforme WEB. Celle-ci contiendra l’ensemble du processus de réflexion et de création, documenté et archivé afin d’alimenter les recherches des étudiants, chercheurs, citoyens et faciliter l’accès à l’information.