Taysir Batniji : Le visage fragmenté de la Palestine à Arles

Du dessin à la vidéo, l’artiste palestinien Taysir Batniji esquisse avec sensibilité le visage fragmenté de son pays. Profondément intime, son œuvre est tournée vers les autres, de l’hommage au portrait. Pour cette édition des Rencontres de la photographie d’Arles, l’exposition Gaza to America, home away from home offre une incursion dans le travail photographique de l’artiste, depuis sa terre de naissance jusqu’à la rencontre avec sa famille émigrée aux États-Unis.

La beauté est ailleurs

À l’entrée, un alignement de miradors israéliens nous observe. Leurs silhouettes se découpent contre un ciel uniforme. Elles font écho aux photographies de l’architecture industrielle allemande d’après-guerre de Bernd et Hilla Becher, dans un sillage documentaire à l’esthétique épurée. Mais ici, ni mise en scène, ni cadrage étudié, ni jeux de contraste. Taysir Batniji refuse aux miradors israéliens le prestige de la modernité et l’aura des monuments.

Taysir Batniji, Watchtowers, 2008 (photo Dieter Kik). Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Puisqu’elles se détournent de toute séduction facile, d’où ces images puisent-elles leur pouvoir – celui de nous atteindre et de nous rester ? Frappées de disgrâce, les images de Taysir Batniji reflètent la condition des habitants de Cisjordanie, sujets de la surveillance des miradors. Le papier photographique devient sensible à l’expérience de ceux qui habitent l’image, et décèle l’émotion de celui qui la prend.

Passager clandestin

Fugitives et furtives, les images de Taysir Batniji sont des interstices temporels où vient se réfugier une liberté défendue. Chacune est une brèche dans un territoire qui se resserre peu à peu. La série des miradors est placée sous le signe d’un double interdit : Taysir Batniji n’a pas obtenu l’autorisation de venir en Cisjordanie, il a fait appel à un photographe sur place lui-même non autorisé à photographier ces édifices militaires. Les hésitations des images portent le signe d’une prise de vue presque volée.

Taysir Batniji, Transit, 2004. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Elles aussi dérobées, les images de la vidéo Transit dévoilent les conditions de déplacement des Palestiniens à la frontière entre Gaza et l’Égypte. Elles exposent une réalité que l’on préfère ignorer : des corps d’hommes et de femmes prisonniers de l’attente, parfois étendus à même le sol dans des salles sans âme et sous une lumière nue. Le défilement des images est scandé par le bruit abrupt des changements de diapositives, jusqu’à l’épuisement. L’unique séquence en mouvement est d’une violence inouïe, exacerbée par le ralenti : un policier égyptien restitue un passeport en le lançant dans la foule. Parfois, le noir vient occuper l’écran, comme si ce vide éteint pouvait à lui seul contenir le poids du mépris.

Images désertées

La coupure entre les images marque une perte des repères spatiaux et une dislocation temporelle : fractures d’une vie, défaillances de la mémoire, et la disparition qui point à chaque instant. Les photographies de Taysir Batniji gardent toujours en mémoire l’hypothèse d’une absence.

Taysir Batniji, GH0809, 2010. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Après l’opération « Plomb durci » causant la mort de 1300 palestiniens et 5450 blessés sous les bombes de l’armée israéliennes, l’artiste réalise la série GH0809 (Gaza Houses 2008-2009). Les photographies de décombres revêtent l’apparence illusoire d’annonces immobilières. La légende détaille la surface d’habitation et les pièces, avant de consigner le nombre d’habitants en une dernière ligne d’hommage toute en retenue. Teintée d’une ironie endeuillée, cette série rappelle que l’ombre d’une dérision profonde plane souvent sur les œuvres de Taysir Batniji, dans un contexte pourtant dénué de clémence.

Suspendre le temps

Témoin des vestiges d’une disparition, l’appareil photographique enregistre l’empreinte d’une population occultée. Il dessine les contours de son existence quotidienne et privée, avant qu’ils ne s’évanouissent dans l’indifférence. L’image devient l’arme fragile d’une lutte contre l’effacement.

Plus le temps passe, plus la perspective du retour semble s’éloigner – au vu de la dégradation de la situation – et plus ces photos revêtent une importance capitale pour moi. C’est comme si je n’allais plus jamais revoir ce et ceux qu’elles représentent. Chaque photographie, même ratée, prend à mes yeux une valeur considérable. Ces images constituent ma mémoire, elles ne cherchent pas à illustrer une situation.

Taysir Batniji, Sans titre, Gaza Journal Intime #3 / La ville, 1999-2006. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Le journal intime de Gaza, numéroté de 1 à 4, est au cœur de cette exposition. Débuté lors de la deuxième Intifada, en 2001, il est né de l’urgence de raconter une expérience de l’intérieur. Ces photographies se lisent comme un fil de lueurs intermittentes. Taysir Batniji y dépeint la simplicité de la vie ordinaire dans un paysage urbain précaire et hostile, où affleure une poétique troublante, mêlée de persévérance et de fidélité à un territoire.

Taysir Batniji, Sans titre, Gaza Journal Intime #3 / La ville, 1999-2006. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

 

Taysir Batniji, Sans titre, Gaza Journal Intime #3 / La ville, 1999-2006. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Interdit de retour et privé de liberté déplacement, Taysir Batniji trouve refuge dans l’espacement des images. Il y inscrit les lumières d’un lieu, et retient des bribes de temps. Instants sauvés, souvenirs partagés, joies et renoncements : l’image peut contenir tout ceci, et plus encore.

Un horizon imaginaire

L’espoir de recueillir des fragments d’existence se traduit par une pratique continuelle, comme si le geste photographique s’accordait à la fuite des moments, et pouvait restituer, en pointillé, une durée imaginaire. Jusqu’à 2006, Taysir Batniji a pris l’habitude de photographier régulièrement depuis l’intérieur de sa maison à Gaza « au point de me retrouver, un jour face à deux images quasiment identiques prises à plus de trois ans d’intervalle ». Ces images se rêvent immuables. Chacune est investie d’une profondeur méditative, telle cette chaise blanche réparée à maintes reprises à l’aide de plaques métalliques clouées, comme autant de pansements rivés sur un corps immobile.

Taysir Batniji, Sans titre, Gaza Journal Intime #3 / Chez moi, 1999-2006. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Jusqu’en 2006, je rentrais chez moi chaque année (quand c’était possible), j’ouvrais mon atelier, en chassait la poussière qui s’était amoncelée pendant mon absence et je le refermais.

Taysir Batniji, Sans titre, Gaza Journal Intime #3 / La Ville, 1999-2006. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Au centre d’une géographie intime, l’atelier silencieux est comme une clairière préservée. Il prélude une échappée plus vaste encore vers la mer. Frontière naturelle, elle est une marge d’innocence et de beauté à défendre, et dont il faut goûter chaque minute comme un sel qui rehausse l’existence. Elle évoque le souvenir insouciant des jeux de l’enfance.

Quand j’étais enfant, les sorties en famille à la mer étaient extrêmement rares. À mon grand regret, mes parents ne nous y conduisaient qu’une à deux fois durant l’été. Un jour, on m’a dit « tu dois dormir, la mer est fermée maintenant ». Alors je me suis pris à imaginer un vieux monsieur « fermant » la mer en rabattant une énorme surface de zinc sur la ligne d’horizon jusqu’à la plage et qu’il scellait à l’aide d’un gros cadenas avant de rentrer chez lui.

Taysir Batniji, Sans titre, Gaza Journal Intime #3 / La mer, 1999-2006. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

La porte close de ce conte est devenue une réalité entre 1988 et 1994, lorsque le couvre-feu défend l’accès aux plages le soir et au lever du soleil. Horizon de liberté, le littoral est précieux comme un écran imaginaire qui prolonge l’espace manquant.

Étrangers familiers

Taysir Batniji a traversé plusieurs mers pour retrouver une partie de sa famille émigrée aux États-Unis. Au seuil de ce récit de voyage, l’arbre généalogique de la famille Batniji dessiné sur un mur donne les clefs des personnages qui rythmeront l’itinéraire. Quel est le visage de la Palestine dans leur mémoire ? Quels liens culturels se perpétuent par-delà la distance ? Quel est leur statut dans la société américaine ? Ce faisceau d’interrogations traverse les images et les paroles recueillies.

Le voyage débute par un exercice de mémoire, lorsque l’artiste dessine les portraits de ceux qu’il va retrouver d’après l’image de leur dernier séjour à Gaza. Le tracé fragile sur le blanc du papier est rehaussé par la transparence de l’aquarelle, et les silhouettes semblent survenir à la surface de la mémoire.

Taysir Batniji, Dessins, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg et de la galerie Eric Dupont, Paris.

Choisissant toujours un chemin de traverse, Taysir Batniji photographie les intérieurs des membres de sa famille, comme si ils portaient autant de signes que les expressions de leurs visages. Les photographies de villas pavillonnaires confortables font parfois surgir un gouffre avec le quotidien de Gaza. Des symboles d’attaches profondes ravivent pourtant la mémoire de la Palestine, et les rituels religieux perpétuent un héritage culturel partagé.

Taysir Batniji, Racines, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Sfeir-Semler (Beyrouth/Hambourg), Eric Dupont (Paris) et de la ADAGP

Dans une vidéo marquante, Safa Batniji révèle les enjeux identitaires affrontés par les Palestiniens aux États-Unis. Faisant face à l’incompréhension lorsqu’elle se présente comme palestinienne et marocaine, elle raconte comment elle a décidé de créer sa propre étiquette identitaire : celle de « Black-Arab ». Cette double affiliation lui permet de s’identifier dans la minorité politique des Noirs Américains et de s’inscrire dans sa culture de naissance.

Taysir Batniji, Black-Arab, 2017. Taysir Batniji, Yasmine Batniji, à Newport Coast (Californie), série Adam, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg et de la galerie Eric Dupont, Paris.

Alors que j’observais les visages, les gestes, les expressions et les comportements de mes cousins, je me suis mis à voir, à travers eux et de façon récurrente, les fantômes des autres membres de la famille. (…) Tout cela donnait une impression de déjà vu, une forme de liens familiaux qui s’étendaient à travers l’espace et le temps : mes cousins sont devenus des « étrangers familiers ».

Taysir Batniji, Yasmine Batniji, à Newport Coast (Californie), série Adam, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hambourg et de la galerie Eric Dupont, Paris.

De la Palestine aux États-Unis, l’exposition trace une cartographie indécise et cernée d’inquiétude. Sous le ciel d’interdits de Gaza, l’étau semble se resserrer et le temps de l’histoire fuit comme un sable rare. Vaste et contradictoire, le continent américain oublie de restituer à ceux qui le peuplent leur filiation et leur singularité. Ces points dispersés par la diaspora palestinienne continuent d’étendre l’« archipel de la Palestine », inventé par le géographe Julien Bousac.

L’exposition Gaza to America, home away from home, est visible jusqu’au 23 septembre 2018 aux Rencontres de la Photographie d’Arles.

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