Le 13 et 14 juillet 2018, la troupe Jouk Attamthil Al Bidaoui – ou le Chœur de la Représentation Bidaoui – présentait son spectacle « Kabareh Cheikhats » à la Conserverie à Marrakech. A l’occasion de cet événement, présenté dans une ancienne usine à conserves devenue lieu alternatif dédié à la culture, ONORIENT a rencontré les acteurs de cette initiative citoyenne et artistique forte ancrée dans l’exploration du patrimoine marocain…
Jouk Attamthil Albidaoui (JAA) est une association dont le but est de conserver et d’illustrer le patrimoine des arts du spectacle du Maroc en général, et de la grande région de Casablanca en particulier. Son fondateur Ghassan El Hakim, metteur en scène, comédien mais également directeur de l’école de pratiques artistiques « La Parallèle » située à Casablanca, décrit l’association comme un laboratoire, un lieu d’échange fédérant des individus et comédiens issus de plusieurs quartiers différents. Ghassan El Hakim souligne :
On se retrouve à lire des textes ensemble. Je trouve que c’est déjà quelque chose au milieu de beaucoup de manques de libertés dans l’espace public, on ne peut pas s’exprimer donc on s’exprime comme cela. Après, à long terme, on aura une influence sur la vision des gens et leur rapport avec le darija.
Redonner ses lettres de noblesse à la darija
Ainsi, la question linguistique apparaît comme un axe de réflexion majeur au travers de différents projets d’études, de partages ou de traductions de textes. L’un des projets principaux de l’association s’est centré sur le texte de Songe d’une nuit d’été, une pièce de Shakespeare traduite en darija et mise en scène par Ghassan El Hakim, ayant par la suite fait l’objet du documentaire Shakespeare Al Bidaoui, réalisé par Sonia Terrab.
Au Maroc, Etat plurilingue, la question de la langue est le lieu de polémiques passionnées. La nouvelle Constitution, approuvée par référendum en juillet 2011, a revu le statut des langues reconnaissant à la fois l’arabe et l’amazigh en tant que langues officielles constitutives du patrimoine marocain. Cependant plusieurs débats entourent cette question linguistique, et mettent en valeur les écarts entre la dimension officielle et les différents usages des citoyens marocains.
On questionne, ainsi, la reconnaissance du hassani (langue parlée au sud du Maroc), la place du français, mais également et surtout, celle de la darija, quand l’arabe standard n’est la langue naturelle d’aucun Marocain.
Comment, alors, redonner ses lettres de noblesse à la darija ? Mettre en valeur la langue, mais aussi l’explorer dans toutes ses richesses, la tordre, la réinventer, c’est ici l’une des volonté de Ghassan El Hakim au travers du spectacle Kabareh Cheikhats.
Notre objectif est que les gens commencent un jour à s’intéresser à notre identité linguistique. On s’exprime mieux comme çà, dans un mélange entre l’amazigh, l’arabe, le français… On darijise le français, comme je viens de franciser le darija… .
Incarner la cheikha, hommage à la féminité et au patrimoine musical marocain
L’exploration du patrimoine des arts du spectacle habite plusieurs projets de l’association Jouk Attamthil al Bidaoui qui mène à la fois des activités d’archivages et d’interprétation de ce dernier. Si la question linguistique demeure une source de réflexion profonde, l’association s’attache également à réfléchir au patrimoine musical marocain. Dans ce sens, le spectacle Kabareh Cheikhats a été initié en 2014 avec comme volonté de rendre hommage aux voix emblématiques de ce patrimoine. Plus particulièrement, la performance s’intéresse aux cheikhattes, chanteuses et musiciennes interprétant la musique populaire marocaine.
Porté par une dizaine de comédiens incarnant chacun une cheikha, ce spectacle renoue avec un répertoire musical incluant le chaabi ou encore la musique judéo-marocaine. Il rend hommage à des artistes telles que Zohra El Fassia ou Bouchaib Al Bidaoui. Ce dernier est un chanteur incontournable de la aïta, comédien du théâtre populaire marocain connu notamment pour avoir interprété des rôles de femmes. A la question des influences, Ghassan El Hakim évoque avant toute chose, « ces femmes qui nous ont élevés » mais « également toutes ces femmes qui chantent dans des mariages sans que l’on parle d’elles ».
En bref, il ne s’agit pas de célébrer des figures féminines particulières, mais toutes les femmes sur, et en dehors de la scène. Fruit d’une recherche scénique et d’une véritable investigation patrimoniale, le spectacle Kabareh Cheikhats vient également redonner sa place aux cheikhattes, femmes de scènes, animant des festivités quotidiennes ou la vie nocturne, parfois méprisées au Maroc.
Enfin, il témoigne d’une volonté globale de changer de regard sur le patrimoine populaire contemporain, portée par de nombreux artistes et acteurs culturels marocains. D’autres projets, tels que le cycle de concerts « Hafla », redonnent toute sa place à la musique populaire. Cette volonté d’explorer l’histoire contemporaine marocain se retrouve au centre d’une multitude d’initiatives citoyennes touchant d’autres disciplines.
Ainsi, on peut noter le travail de l’Atelier de l’Observatoire, centre d’art et de recherche qui mène un projet autour de la constitution d’un musée collectif de Casablanca basé sur la mise en valeur des mémoires collectives des quartiers de la ville.
Kabareh Cheikhats est à retrouver au mois d’octobre prochain à l’occasion du Festival International des Arts de Bordeaux Métropole.
Reportage publié pour la première fois en juillet 2018 sur la plateforme W.A.R