Après Made in Paradise en 2008, Yan Duyvendak et Omar Ghayatt reviennent avec Still in Paradise. Cette performance hybride, découverte par Onorient à l’occasion du Festival « Cabaret de curiosités » organisé par Le Phénix à Valenciennes, donne à voir – et met en mouvement – une réflexion sur l’altérité et sur les relations entre l’Orient et l’Occident.
Sur fond de clash des civilisations, de diabolisation de l’islam et de valeurs néo-libérales, Still in Paradise montre que les lignes de front ne sont pas toujours là où on le pense.
« Vous choisirez cinq fragments »
Home, Boom, Les yeux fermés ou La vie secrète d’Omar, sont autant de tableaux imaginés par les deux comédiens autour d’un monde actuel en constante mutation. L’un est Hollandais, l’autre Egyptien, tous deux sont Suisses d’adoption et partagent un sens de l’humour décapant.
Première scène : on oscille entre l’ambiance d’un TV show et d’un souk bondé. On apprend rapidement qu’il faudra choisir, et vite. Omar Ghayatt et Yan Duyvendak proposent 12 «fragments» issus de plusieurs histoires, fables, situations vécues ou fantasmées par les deux performeurs et interprétées sous la forme de petites scènes. A l’issue de cette phase de présentation, cinq «fragments» sont choisis et présentés au public. Yan Duyvendak explique : «Cette forme fragmentaire permet de signaler qu’il nous est impossible d’adopter un discours unique et définitif sur le rapport Est/Ouest, sur le capitalisme, sur l’islam et d’amener ces questions d’une manière plus nuancée».
Cette accumulation de petites saynètes a quelque chose d’assez troublant : lecture de lettres aux amis restés au pays sur fond de conflits, récit introspectif de la vie sexuelle d’Omar ou souvenirs croisés d’un 11 septembre sanglant… On y reste quelques minutes, puis on quitte l’histoire, pensifs. La forme du fragment semble aussi mettre en exergue des mécanismes de diffusion de l’information de plus en plus proches du zapping, rapportant des bribes d’actualité qui ne font que nous traverser. A la seule différence, ici, que les fragments de Still in Paradise se jouent (et déjouent) toute forme de sensationnalisme aguicheur, s’installant pour de bon dans vos souvenirs.
Dispositif immersif pour un public acteur à part entière
«Ce dont on parle c’est également ce que l’on tente d’expérimenter.» poursuit Yan Duyvendak. Pas de quatrième mur, les chaussures restent à l’entrée de la salle et le public est amené à bouger, à se mélanger, à changer lui-aussi de perspectives autour des différentes problématiques abordées. Ainsi, si Still in Paradise veut abattre les clichés, il brise également les schémas classiques du théâtre avec un dispositif scénique définitivement immersif. Pour le public, il s’agit d’un voyage dans lequel il s’engage physiquement puisqu’il est amené à intervenir et à expérimenter différents fragments. Les deux artistes expliquent que ce choix de contact n’est pas sans lien avec le sujet central de rencontre de l’altérité : au-delà des différents débats intellectuels et idéologiques mobilisés, l’expérience sensorielle est une manière de travailler à plusieurs niveaux.
La multiplicité des formes de fragments laissent également voir un travail intéressant sur l’objet, exploré tantôt dans sa dimension poétique, tantôt dans sa dimension symbolique. Valises, papiers, armes en plastiques, capsules, mais également ordinateurs, ou playmobiles sont mobilisés tour à tour, et nous plongent dans ce qui pourrait être le coffre à jouet de notre époque.
Documenter l’intime dans le global
«Nous partons des conflits, des désaccords et des discussions qu’Omar et moi avons, tant au niveau personnel que politique. Nous tentons ensuite de les transposer sous différentes formes, tantôt théâtrales, tantôt visuelles, qui reflètent la complexité du monde contemporain.» raconte Yan à propos du processus de création. A cela, Omar Ghayatt ajoute «Nous pouvons à tout moment modifier certaines parties, ajouter de nouveaux sujets, en fonction de notre rapport l’un à l’autre, au monde et à l’histoire (…) Still in Paradise est un processus continu».
La dimension politique est claire : il s’agit de déjouer les clichés et les idées reçues sur «l’Orient» ou «l’Occident», d’un côté ou de l’autre. Le choix de cette binarité, tant elle fait appel à des repères géographiques et culturels largement remis en question, annonce une entreprise périlleuse en proie au danger de l’essentialisation et à la caricature des uns ou des autres. Mais Still in Paradise contourne le piège et n’impose aucun message : la performance se fait le témoin d’une époque qu’elle tente de raconter et de documenter.
La relation entre les deux hommes laisse apparaître les paradoxes, les perceptions, les incohérences, l’ignorance ou encore les zones grises qui jonchent, à l’échelle globale, nos perceptions du monde. La force est là : donner à voir les lieux de désaccords où se mêlent l’intime et le politique. La dialectique collective créée par Still in Paradise nous rappelle une chose : le pire n’est pas le désaccord ou l’incompréhension mais bien quand il n’y a plus l’envie de connaître ou d’échanger avec l’Autre.