Abbas Fahdel nous fera l’honneur de présenter pour la première fois en France son dernier long-métrage, Yara (يارا). Son film sera projeté au cinéma Louxor dans le cadre du Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient. Accompagné de Michelle Wehbe, l’interprète du rôle-titre du film, il y aura une discussion à l’issue de la projection.
Après avoir tourné Homeland Irak année zéro, un documentaire en deux volets sur le quotidien irakien avant la chute de Saddam Hussein et après l’invasion américaine en 2003, Abbas Fahdel a souhaité faire un film sur la vie et a réalisé Yara au Liban. Ce dernier nous confie qu’il avait tout d’abord pensé filmer un amour de jeunesse qui se passerait dans une ferme en France. Inspiré par La Jeune Fille de Luis Buñuel (1960) et d’Au hasard Balthazar de Robert Bresson (1966), il était à la recherche d’une campagne isolée de tout où il pourrait développer son intrigue. La vallée fut proposée par Nour Ballouk, la productrice du film qui est devenue la femme du réalisateur par la suite. C’est ainsi que le film, tout comme le cœur d’Abbas Fahdel, se délocalisèrent au Liban.
La Yara d’Abbas Fahdel n’a peut-être pas les mèches blondes comme dans la chanson de Fairuz mais la vie oscille tout autant dans sa longue chevelure brune. Et c’est ce qui fait toute la beauté du cinquième long-métrage du réalisateur franco-irakien.
Un film sur la vie
Comme le titre l’indique, le film raconte l’histoire de Yara, une jeune femme qui vit avec sa grand-mère dans une vallée isolée de la Qadisha où la plupart des habitants ont émigré lorsqu’ils ne sont pas décédés. Un jour, Yara va faire la rencontre d’un jeune étranger parti faire une randonnée. C’est le début d’une histoire d’amour.
Le récit évolue doucement au rythme d’une caméra attentive qui capture des moments d’intimité, libérés toutefois d’une action qui n’a pas été conviée. Comme Ewy sur son île dans le film de Buñuel, Yara est entre deux âges, et elles valsent toutes les deux avec leur condition de fille et de femme à venir. De par les géographies qu’elles habitent, elles sont toutes les deux coupées d’un monde et œuvrent au maintien de leur quotidien. À la manière de Robert Bresson dans Au hasard Balthazar, on admire la manière dont Abbas Fahdel filme ce quotidien, et la vie plus généralement. La douceur de la mise en scène et de l’histoire n’a rien à voir avec une forme de naïveté parce que la violence n’est en aucun cas occultée : elle apparaît dans le renard qui se terre dans la vallée mystérieuse ; un hélicoptère qui ne peut que la survoler sans jamais se poser ; l’avenir de cette jeune fille et de cette vieille dame ; l’ombre qui prend le pas sur la lumière ; cette histoire d’amour enfin qui ne se termine pas comme on l’aurait aimé.
Godard qualifiait Bresson d’être à la fois un inquisiteur et un humaniste parce qu’il avait la capacité de filmer des choses terribles en les traitant avec une douceur évangélique. Abbas Fahdel fait partie de cette école car il a cette capacité de filmer les hommes jusqu’au fond de leur être. Cet aspect était déjà présent dans ses films précédents mais il prend une tonalité chatoyante dans Yara. Chacun des sentiments des personnages est en outre étudié sans omettre leur ambivalence. Le tout est complexe mais harmonieux et magnifiquement adapté dans le cadre de cette vallée libanaise.
Une Qadisha loin des sentiers battus
Le décor du film se trouve dans un endroit reculé de la vallée de la Qadisha (littéralement « saint » en syriaque), un site historique classé au Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1998 dans le gouvernorat du nord-Liban. La Qadisha est en effet connue pour sa géographie au relief accidenté, à sa forêt des Cèdres de Dieu et à ses monastères. Elle a longtemps hébergé différentes communautés religieuses, notamment les Maronites – des chrétiens catholiques orientaux – depuis la fin du VIIe siècle. Le hameau de Yara est difficilement accessible parce qu’il se trouve à une heure à pied ou à dos de mule des routes carrossables et touristiques. Cette logistique a par ailleurs contraint l’équipe à s’installer dans la maison pendant le tournage du film.
Ce changement de décor a nécessité d’adapter quelques détails, notamment de faire le film en couleur et de penser la mise en scène autrement. Les couleurs de la Qadisha sont vraiment épatantes et Abbas Fahdel leur a attribué un rôle tout aussi important que ses personnages. Il avait auparavant excellé en filmant ses acteurs dans L’Aube du Monde (2008) qui évoluaient au sein d’un ersatz de village Ma’dan des grands marais du delta du Tigre et de l’Euphrate, au sud de l’Irak et à la frontière de l’Iran. Que ce soit les marécages irakiens ou cette vallée de la Qadisha, Abbas Fahdel a le don de révéler des paysages reculés et de mettre en avant des catégories de personnes qu’on aurait tendance à oublier. La beauté de ces images et la qualité des sujets traités dans les films d’Abbas Fahdel sont un élément précieux dans l’histoire du cinéma.
Un casting épatant
Le casting du film est en partie constitué de personnes vivant dans cette région et non d’acteurs. La ferme appartient vraiment à la grand-mère qui y vit avec sa famille : le guide de montagne et le muletier sont ses fils et les enfants sont ses petits-enfants. Ils ont par ailleurs le même nom que dans le film, portent leurs vêtements et exécutent des tâches de leur vie quotidienne. Même si le réalisateur les a guidés pendant les prises, il n’y a pas eu de textes ni de dialogues et chacune de leur parole, tout comme leur mouvement, viennent d’eux et sont librement interprétés. Le personnage de la grand-mère est très touchant tant dans son jeu que dans son caractère.
Pour vous donner un exemple, dans la scène où Yara rentre de promenade et que la grand-mère l’attend, elle lui demande où et avec qui elle était. Je voulais qu’elle soit fâchée et qu’elle lui dise : « C’est qui le voyou avec qui tu te promenais ? » mais elle m’a répondu qu’elle ne prononçait pas le mot « voyou ». Je lui demande donc de lui dire « C’est qui l’étranger avec qui tu te promènes ? » et elle me répond qu’elle est libre si elle veut se promener avec l’étranger. Et donc c’est elle qui a décidé de cette scène. (Abbas Fahdel après la projection de Yara au Lincoln Center, le 10 février 2019)
Ce choix artistique a également été déterminé par rapport au langage des personnages. Il y a en effet différents accents et dialectes au Liban et seules les personnes vivant dans cette vallée parlent et comprennent le dialecte local. Abbas Fahdel signe un film puissant et complet qui n’avait jamais encore été réalisé dans la région. Il révèle en outre Michelle Wehbe et Elias Freifer, deux jeunes acteurs libanais originaires du nord qui sont incroyables. Leurs premiers pas dans le cinéma ont été effectués avec grâce et justesse et cela ne nous étonnerait guère de les voir jouer très prochainement dans les prochains films de la « nouvelle vague » libanaise.
Une première française au Louxor à Paris
Abbas Fahdel entame cette année un nouveau marathon dans le monde entier pour présenter son dernier opus. Nous avons eu la chance de le rencontrer à New York, à l’issue de la projection de Yara au Lincoln Center. Nous vous encourageons chaleureusement à aller voir son film à l’occasion de sa première en France. Yara sera projeté le 8 avril 2019 à 20h dans le cadre de la 14ème édition du Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, au Louxor à Paris.