Nous avons rencontré Sofiane Saidi, un soir dans un café parisien, quelques jours après un concert au New Morning auquel nous avons assisté. C’est dans cette salle noire de monde et dans une chaleur étouffante que les premières notes de l’album El Ndjoum résonnent. Cette date, particulière pour lui et le groupe Mazalda, a donné lieu à un moment mémorable fait de retrouvailles et d’un hommage tout particulier à Rachid Taha.
Mémorable car comme il le dit, il a retrouvé une famille lors de cette soirée, celle du Raï qui était jusqu’à présent fragmentée. Inoubliable aussi, car ce sont aussi les orphelins de Rachid Taha qui se sont retrouvés en communion ce samedi soir.
Il a défendu l’immigration, les minorités. Il représentait beaucoup de choses. Tout ce public s’est retrouvé ensemble et je sentais qu’il fallait que je dise quelque chose.
C’est avec un album inspiré et éclectique que Sofiane Saidi a fait son retour dans les salles parisiennes, et dans d’autres du monde entier. Pour mieux comprendre son processus de création et découvrir comment Sofiane Saidi est aujourd’hui l’artiste qui réinvente et donne ses titres de noblesse au Raï, il faut retracer son parcours.
Sofiane Saidi est né à Sidi Bel Abbès, ville situé à 8 km d’Oran en Algérie. Déjà bercé dans un univers musical grâce à un de ses oncles habitant aux États-Unis et baignant dans la communauté hippie, il se souvient des vinyles envoyés dans la maison familiale et des premières écoutes de Stevie Wonder ou Pink Floyd. Il se remémore les soirées passées avec son père, insomniaque, buvant pendant la nuit. Lui, petit garçon, est son accompagnateur de veille nocturne et observe en détail, les effets de la musique, principalement marocaine, sur lui. Ces expériences sont les premières étapes de sa construction musicale.
« Du plus loin que je me souvienne mais sans l’avoir réellement testé, je me suis dit : Je sais chanter ! »
Au fur et à mesure des années, toutes les figures masculines de la maison sont parties. Sofiane Saidi a été élevé par des femmes. Allant de mariages en mariages il écoute les medahettes, chant sacré qui se pratique lors des grandes cérémonies de fêtes familiales. Pour le chanteur, « le Raï a un côté extrêmement féminin dans le traitement des problèmes individuels et sociaux ».
A l’école, il commence à chanter en rentrant dans une chorale de chants andalous. « Je n’arrivais pas à rentrer dans une chorale, j’essayais toujours de sortir ma voix du lot » nous confie-t-il.
C’est à 12 ans qu’il commence, de manière clandestine, à faire ses premières scènes dans les mariages. Se cachant dans les croisements de la ville de Sidi Bel Abbès avec son acolyte, ils attend que le vent porte à leurs oreilles les notes de musique qui résonnent dans les cérémonies pour aller y chanter.
L’année 1988 marque un tournant dans la vie de Sofiane Saidi. Au début, dans un climat de soulèvement populaire enclin d’un renouveau espéré avec de grandes manifestations pacifiques, pour voir ensuite la fin de cette espérance dans les années 90 avec l’arrivée des islamistes.
« Il fallait que je parte, je sentais la menace arriver ».
Sofiane Saidi arrive à Paris dans les années 90. D’abord hébergé chez son frère au Kremlin-Bicêtre il se promène régulièrement au Centre Pompidou. Il flâne autour du parvis pour observer les artistes et la jeunesse présente. Un jour il tombe sur deux musiciens de Sidi Bel Abbès qui le reconnaissent. « Nous nous sommes sautés dans les bras, cela faisait un an qu’ils me cherchaient. Ils travaillaient dans un cabaret, j’ai passé une audition et j’ai été pris ».
Dormant dans la loge des femmes du cabaret, il baigne dans les robes des danseuses et de leurs accessoires. Vivant la nuit, et ne voyant jamais la lumière du jour, tous vivent dans une ambiance incroyable entre prostitution, escrocs, faussaires, flics…
L’aventure s’arrête en 1994 après un drame survenu dans le cabaret et l’assassinat de Cheb Hasni en Algérie. Sofiane Saidi quitte Paris et la musique du jour au lendemain pour aller à Montargis dans le Loiret. Pendant deux ans, il travaille dans le milieu associatif avec des jeunes tout en observant ce qu’il se passe à Paris avec la montée du Raï.
« Je voyais Khaled et Faudel cartonner avec 1,2,3 Soleil. Pour moi cette époque-là a été l’apogée du Raï mais aussi son arrêt de mort.»
Sofiane Saidi observe « de loin sans se sentir concerné ». « J’avais l’impression, dit-il, que cette musique qui était autant joué en Inde qu’aux États-Unis commençait à être enfermée. D’abord en France, puis dans un truc de banlieue avec de faux mélanges musicaux remplis de stéréotypes. Pour moi le raï est un mouvement qui est né au début du XXème presque en même temps que le blues et dans les mêmes conditions. Les esclaves étaient dans les champs de coton, les algériens dans les vignes de colons. Il fallait bien exprimer son désarroi, son amour, sa colère, son ivresse. Le raï est né dans l’oppression coloniale, culturelle et religieuse. Même si c’est un style dansant et festif, ça parle des choses de la vie non reliées à la politique. C’est une manière d’être libre et de chanter ce qui te passe par la tête. »
C’est la rencontre avec deux musiciens qui lui fait reprendre le micro lors d’une fête de la musique. Ces artistes lui ont alors proposé de collaborer à leur album. La suite s’est faite naturellement, allant de rencontres en rencontres il collabore avec Naab, avec qui il rentre dans l’univers British trip-hop et fait avec lui des tournées dans toute l’Europe. On lui propose de nombreux projets qu’il refuse par peur de tomber dans de la musique commerciale. Ces rencontres lui permettent par la même occasion de découvrir de nouveaux univers. Il rejoint un groupe Brestois qui fusionne jazz et raï et découvre l’Europe de l’Est et ses sons. Il croise le chemin de Natacha Atlas qui le fait collaborer sur son album.
« J’ai fait plein de disques avec plein de gens mais je n’ai jamais travaillé sur un album à moi. Peut-être que je n’étais pas prêt. »
Ce processus s’étend jusqu’en 2005 où Sofiane Saidi part à Brest et commence à écrire un disque qui l’a emmené jusqu’en 2015.
« J’étais en permanence insatisfait, je faisais des bons en arrière. Cela m’a pris énormément de temps. Je sais que j’aurais pu être sur la place à ce moment-là. Mais ce n’est pas plus mal, quelque part il y a une justice, l’histoire m’a donné raison. Je n’ai jamais voulu faire quelque chose que je n’aurais pas assumé. »
El Mordjane, est le nom de ce premier album solo réalisé en collaboration avec Jean-Baptiste Ferré, pianiste et Tim Whelan. Toutes les influences musicales rencontrées pendant toutes ces années, allant du jazz à l’électro, ont donné naissance à ce premier album. Sorti en même temps que les attentats de 13 novembre à Paris, la promo est arrêtée mais le concert au Studio de l’Ermitage est, tout compte, fait maintenu. Cela n’empêche pas l’album de se faire repérer et de faire parler de lui dans le Monde ou Télérama. Par le biais de Maria Dolores, Sofiane Saidi rencontre le groupe lyonnais Mazalda qui fait des recherches musicales depuis des années en collectionnant de veilles cassettes et vinyles.
« Ce qui est troublant c’est que Lyon est la première ville dans laquelle on a joué du Raï en France par les membres du groupe Raïna Raï. Cette ville est un vivier du Raï ».
Sofiane Saidi et Mazalda commencent à faire des concerts ensemble. Ils jouent le raï des années 70,80 avec des instruments analogiques. « J’ai décidé de partir à la reconquête de cette musique. Je pensais que ça allait être difficile mais les retours du public ont été bons et cela a pris. »
C’est à ce moment-là que le projet de l’album El Ndjoum naît. S’ensuit de nombreux concerts à La Java à Paris, Banlieues Bleues et à l’étranger. Conscient de son succès, il rapproche aussi tout cela d’un nouveau phénomène parisien autour de la musique du Maghreb.
« J’ai travaillé en parallèle avec Acid Arab et on voit de plus en plus de soirées Arabic à Paris. On mixe des vieilles cassettes, des vieux vinyles. On voit quelque chose qui revient et on se dit que nous sommes au cœur de l’histoire. Nous avons une chance énorme de vivre cela ici car ce n’est absolument pas communautaire. Cela fait partie d’une nouvelle culture et je trouve ça génial ce qui est en train de se passer avec des artistes comme Acid Arab ou Habibi Funk. De plus, je pense aussi que si ça se passe à Paris, ce n’est pas un hasard. Le Maghreb il est juste là, en face de nous et on ne peut pas l’ignorer, c’est notre culture à tous ! »