Sorti en septembre dernier, Sexe et Mensonges n’a pas tardé à faire polémique. Et pour cause, Leila Slimani laisse libre cours à la parole de femmes marocaines évoquant leur rapport conflictuel à la sexualité. Une forme libératrice, mise au service d’un sujet sociologique profond et qui fait bouger les lignes.
La littérature ouvre au monde. Il suffit de quelques pages pour que les mots mobilisent des milliers, parfois millions d’espaces mentaux dont ils façonnent les représentations et apportent de nouvelles clefs de compréhension du réel. Le roman, ce « miroir que l’on promène le long des chemins » comme le décrivait Stendhal, utilise la fiction pour dire le vrai. Mais la réalité à révéler par Sexe et mensonge ne pouvait souffrir d’aucun artifice. Leila Slimani, dont le lecteur connaît et l’institution littéraire a reconnu le talent romanesque, a choisi un autre genre, par définition libre et hybride, celui de l’essai. Il reflète plus frontalement que le roman la boue et les ornières qu’il est si facile au promeneur d’ignorer, le nez levé vers les nuages, alors même que ses pieds si enfoncent. Dans un style simple et direct, quasi journalistique, l’auteure aborde un sujet déjà trop abîmé par les mots/maux du tabou. Les puristes de la littérature pourront toujours dénigrer ce choix, Sexe et mensonges offre l’espace de ses pages à la parole des femmes dont on ne veut pas entendre la souffrance. Quelle meilleure tribune aurait-on pu leur consacrer ?
Rompre le tabou
Tout commence lors de la tournée littéraire qu’effectue l’auteure pour la sortie de son premier roman Le jardin de l’ogre dans plusieurs villes du Maroc. L’héroïne Adèle, journaliste et mère de famille bourgeoise, est victime d’addiction sexuelle exaltant son ennui existentiel. Aborder le sujet de la sexualité féminine – qui plus est excessive et violente, dans un pays comme le Maroc est un pari difficile à relever. Pourtant, le roman soulage certaines lectrices de ce grand tabou sexuel et les pousse à solliciter Leila Slimani pour se livrer. Les témoignages recueillis depuis plusieurs années bouleversent l’écrivaine franco-marocaine qui décide de les concilier et de les commenter, parce qu’ils disent tout de la grande violence, à la fois socio-économique et politique, qui tiraille la société marocaine d’aujourd’hui.
Rassembler les particularismes pour faire système
A chaque chapitre correspond l’histoire particulière de femmes, ô combien différentes : elles sont médecin, femme au foyer, artiste, universitaire ou prostituée, issues de milieux très populaire ou favorisé, célibataire, mariée ou divorcée, hétéro- ou homosexuelle. Elles s’appellent Soraya, Nour, Zhor, Faty, Jamila, Malika, Maha, Rim, Sanaa, Mouna, Fedwa ou Samira. La force du livre est de les réunir pour transcender leur particularisme. Toutes évoluent en effet au sein d’un même système de domination masculine aux conséquences très concrètes sur l’existence de chacun et de chacune. La sexualité en est le vecteur privilégié et l’obsession actuelle pour le contrôle du corps des femmes – comme du corps social et politique, nourrit une frustration collective toujours plus croissante, conduisant à l’hypocrisie. Le juge appliquant la lettre de la loi politique et religieuse reste ce voisin le plus proche, qui pourra mieux que personne faire subir la h’chouma (honte).
Le sociologue Abdessamad Dialmy, un des hommes témoignant dans l’ouvrage, explique l’hypocrisie générale par un décalage entre
les normes [qui] continuent d’être religieuses et conservatrices, tandis que les pratiques s’en séparent […] sans ce que ce soit pour autant assumé .
A ce jour, la loi pénalise la sexualité hors mariage ou entre deux personnes de même sexe et l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol, inceste ou grave malformations fœtales. Autrement dit, la majorité des Marocains et des Marocaines vivent dans l’illégalité. Cet état de fait engendre des situations dangereuses et dégradantes de clandestinité, ou de femmes prisonnières de leur couple malgré les nombreux cas de violences conjugales – parmi lesquelles le viol n’est pas reconnu. L’interdit aboutit à des stigmates sociaux et à une désinformation dangereuse des femmes méconnaissant complètement leur propre corps. Même le lexique arabe disponible pour évoquer la sexualité relève d’une grande vulgarité. On ne sait comment s’exprimer sur le sujet.
Ne jamais oublier son héritage multiple
Le livre recèle de références à des femmes formidables, notamment la Libanaise Joumana Haddad, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, l’Egypto-Britannique Shereen El Feki ou la Marocaine Asma Lamrabet. Des pages passionnantes rappellent aussi que les théoriciens de l’islam n’ont pas toujours associé la sexualité à l’interdit. On peut citer cette comparaison de feu la sociologue marocaine
Fatima Mernissi qui différencie le christianisme présentant le sexe comme « une source de déchéance » à « l’islam, plus raffiné, [qui] identifie le désir comme un ennemi qu’il faut repérer, connaître, pour mieux le maîtriser ».
Autre rappel permettant de déconstruire les analyses trop simplistes et les adeptes du tout-religieux qui en oublieraient l’héritage du droit positif colonial : « l’article 489 du Code pénal, qui réprime les relations homosexuelles, est la copie exacte de l’ancien article 331 du Code pénal français, abrogé en 1982 ».
Débattre pour une réconciliation
Plus l’interdit est fort, plus l’obsession est grande : le public, y compris les plus conservateurs, n’a jamais autant parlé de sexualité, chacun faisant du corps des femmes un étendard pour ses idées. Pour inscrire dans l’actualité les témoignages recueillis, l’auteure les entrecroise avec plusieurs faits divers dont la médiatisation a suscité de grandes polémiques ces dernières années. Parmi eux, le scandale provoqué par la sortie à l’été 2015 du film Much Loved de Nabil Ayouch plongeant le spectateur dans le monde de la prostitution à Marrakech, comme la violente agression de deux hommes homosexuels dans leur appartement à Beni Mellal en mars 2016. Les divisions parmi les voix qui se sont élevées au sein de l’opinion publique, surtout au sein de la jeunesse, rappellent avec raison qu’aucune société ne peut faire l’économie de débattre de ces sujets, au risque d’engendrer une spirale infernale de violence sociale. Pour Leila Slimani, les droits sexuels et les droits des femmes ne sont pas accessoires, mais bien fondamentaux, à classer parmi les droits humains. Aujourd’hui, seuls ceux qui ont les moyens d’acheter cette liberté peuvent contourner les interdits, devenus si lucratifs pour certains : « la misère sexuelle est un capitalisme comme un autre ». Pour en sortir, plusieurs voix transcrites dans le livre appellent à la création d’une voie alternative, calquée ni sur un conservatisme figé, ni sur un modèle « occidental », réconciliant un droit protecteur et des pratiques sociales apaisées.
Pour en finir avec les procès en légitimité
Les détracteurs habituels des auteur(e)s abordant le sujet des femmes et de la sexualité pourront toujours utiliser leurs accusations « d’orientalisme » ou de « native informant », inscrites dans un schéma simpliste et binaire. Va-t-on jamais cesser les procès d’intention et en légitimité au nom d’un statut bourgeois étiqueté comme un anathème ou d’une liberté vécue et exprimée, forcément enviée ? Est-ce si difficile de se remettre en question, parce que l’Autre qui nous tend ce miroir littéraire ne nous ressemble pas – ou qu’au fond, il nous ressemble un peu trop parfois ? Tous ceux qui en resteront à ces éléments seront passés à côté de la parole complexe de ces femmes, qui fera découvrir au plus grand nombre une réalité peu documentée et fournira un soutien formidable à celles et ceux qui s’y identifieront.
Et de finir sur ces mots de la conclusion : « Ces femmes sont, je l’espère, l’avenir de mon pays. Elles n’attendent pas qu’on leur donne l’espace de vivre leur vie. Elles prennent ce qu’il y a à prendre, elles affirment leur soif de liberté même si le prix à payer reste lourd. Je ne voudrais surtout pas les enfermer dans la posture de victimes. En l’absence de modèles, elles sont dans l’invention d’elles-mêmes. Et j’ai été frappée par l’extraordinaire créativité des filles comme des garçons, dans l’invention des espaces de l’amour et de la sexualité. Les hommes, quant à eux, ne sont pas tous les ennemis de cette liberté. Ils sont certes déboussolés face à la rapidité avec laquelle les femmes marocaines se sont adaptées au changement et à la modernité. Mais ils n’en aspirent pas moins à l’amour, à la liberté. »
Sexe et mensonges : la vie sexuelle au Maroc, Leila Slimani, Les Arènes, 2017