L’artiste israélo-egyptien Eyal Sagui Bizawe et Sara Tsifroni ont réalisé le documentaire Un film arabe (Seret Aravit) décrivant le développement d’un phénomène culturel étonnant touchant palestiniens et israéliens. Chaque vendredi était diffusé un film arabe sur l’unique chaine du pays pendant des décennies qui a passionné l’ensemble du public.
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce documentaire, à aborder cette thématique ?
Tout d’abord car c’était un phénomène unique à Israël dont personne ne parlait réellement. Un rituel à la fois magnifique et étrange car chaque vendredi vous regardez un film arabe comme un rituel familial. Avec des rues qui se vidaient d’un coup car tout un foyer regardait ce film et en même temps c’était le cinéma de l’ennemi. Quand ce processus a commencé, l’Egypte était le plus grand opposant d’Israël et pourtant la plupart des films que nous regardions ce jour-là étaient égyptiens. Pourquoi regarder chaque vendredi après-midi le cinéma de son plus grand ennemi?
En produisant ce documentaire, avez-vous découvert quelque chose sur vous, sur Israël ?
Je dois admettre que ce n’est pas un phénomène que je découvrais, mais j’avais besoin d’y revenir à nouveau. Quand vous avez des ennemis, vous avez toujours envie de dire comment ils sont horribles et si différents de vous. Et je pense que dans les deux sens nous nous ressemblons énormément. Nous disons en permanence que même si nous sommes proches, nous trouvons toujours des différences pour montrer comme nous ne ressemblons pas aux arabes. Nous regardions ces films car nous nous retrouvions dans ces œuvres mais en même temps nous le regardions pour nous en moquer.
Il y avait des programmes satiriques qui se moquaient de ce rituel.
Oui, pour les israéliens ces films semblaient tellement caricaturaux, mais en même temps nous aimions ça, même si ça nous embarrassait, nous aimions regarder le film arabe du vendredi.
Quelle est la place du film arabe dans la culture israélienne ?
Cela diffère, car ce pays est le résultat d’un melting pot, de personnes venant d’une multitude de pays. Donc pour ma famille qui venait d’Egypte, voir des films égyptiens c’était retourner à leur patrie d’origine pendant une heure et demi chaque semaine. Comme ils ne pouvaient pas retourner là-bas, alors ils regardaient ces films pour ne pas perdre le lien.
Beaucoup de juifs qui venaient des pays arabes connaissaient déjà les films égyptiens, les actrices et acteurs du monde arabe. Donc regarder ces films était quelque chose de naturel pour eux. Pour les palestiniens ce n’était pas quelque chose de nouveau car ils font partie de cette culture régionale. Et pour les juifs qui venaient d’Europe ils retrouvaient des choses simples, très basiques : amour, vengeance, des émotions et problèmes liés au quotidien, il ne faut pas être humain pour ne pas être touché par ces problématiques.
Vous parlez des juifs d’Europe; pouvez-vous expliquer comment les juifs d’Europe ont accueillis ces films qui n’étaient pourtant pas sous titrés au début?
Ils n’étaient tout simplement pas censés regardés ! Les juifs n’étaient pas visés par ces programmes, qu’ils soient orientaux ou d’Europe les juifs n’étaient pas la cible, c’étaient les palestiniens qui étaient visés. L’IBA (Télévision publique israélienne) voulait que les palestiniens regardent le Journal télévisé en arabe et ces films en arabe était un moyen de les attirer, c’était une forme de propagande. La première chaine de télévision israélienne était censée diffuser 3 heures en arabe et 1 heure en hébreu. Israël n’avait pas de télévision, il fallait “contrer” les médias arabes plus développés. Car que faire d’un million et demi d’arabes avec l’annexion de Gaza et de la Cisjordanie.
Mais de manière inattendue les juifs séfarades et ashkénazes ont adoré ces films. Les ashkénazes même s’ils ne comprenaient pas, pouvaient deviner le sens des scènes car elles sont universelles. Ils ont regardé pendant une année ces films en arabe sans sous titres et ont réclamé un sous titrage en hébreu. Ils ont envoyé des milliers de lettres demandant un sous-titrage, mais le chef de la télévision publique était contre car il craignait que cela aboutisse à un pays binational. Ils sont allés jusqu’à la Knesset pour demander des traductions et le diffuseur public a finalement cédé à cette demande.
Pourtant les films qui passaient dans les cinémas en Israël étaient seulement américains ou européens, les films arabes n’étaient réservés qu’à la télévision. Etait-ce quelque chose de secret ?
Je pense que nous ne regardions pas ce film du vendredi comme du cinéma, mais comme quelque chose de sympathique à voir en famille, comme un folklore.
Pourtant seulement une partie des films arabes étaient diffusés, n’étaient-ils pas sélectionnés pour être le moins politique possible ?
En partie mais nous ne faisions pas la différence, certains films étaient juste populaires et d’autres étaient très intelligents, très critiques mais nous ne comprenions pas les sous-entendus du film car nous ne vivions pas dans la même réalité que les égyptiens.
Comme dans le film Al-irhab wal kabab, demander de la viande en Egypte à ce moment-là était un acte très politique, mais ici en Israël nous ne comprenions pas à quel point c’était subversif. Même les jeunes générations arabes qui voient ces films n’ont pas forcément conscience du côté engagé que pouvait avoir le cinéma de l’époque. Nous avons l’habitude aujourd’hui de certaines catégories limitées d’expression cinématographique, le cinéma populaire de nos jours est bien moins engagé.
C’est très simple de se moquer car nous avons un sentiment de supériorité, car nous nous disons qu’ils ne peuvent rien nous apprendre. Nous n’apprenons pas le cinéma égyptien ou indien dans les écoles de cinéma en Israël, seulement le cinéma occidental.
Et ce n’est pas propre à Israël, quand apprenez-vous la littérature arabe en Europe ? Combien d’étudiants pourront lire des auteurs arabes ? Quand vous étudiez la philosophie, y aura t-il un seul philosophe musulman ou dans les programmes en Europe, aux Etats-Unis ?
Nous pensons que nous sommes très ouverts d’esprit, très démocratiques et pluralistes mais dès qu’on parle de mettre les cultures à égalité cela devient très difficile.
Pourquoi le film arabe du vendredi a t’il perdu sa place la culture israélienne ?
Ce phénomène s’est arrêté avec la fin de la première Intifada en 1993, le lancement de chaines commerciales uniquement en hébreu.
Il existe encore aujourd’hui sur la chaine 33 (chaine publique israélienne arabe), chaque communauté à sa chaine publique, mais nous ne regardons plus les mêmes programmes. Nous sommes passés à une autre époque où avons une multitude de chaines par satellites, câbles et d’autres habitudes pour dépenser notre temps passant par des cafés et sorties.
Les jeunes israéliens sont-ils au courant de l’existence de ce rituel ?
J’enseigne le cinéma égyptien ici et il y a 10 ans tous mes étudiants connaissaient ce phénomène. Mais maintenant une partie de mes élèves n’ont jamais entendu parler de ça, certains sont même choqués. Il y a quelques années même si on n’aimait pas ce rituel, on ne pouvait pas y échapper. Il n’y avait qu’une seule chaine on entendait la musique du film dans des rues qui étaient vides, les chants rythmaient la fin de la semaine, c’était le fond sonore de la ville.
Nous sommes dans une période de forte intolérance au Moyen Orient, on voit actuellement l’émergence de chanteurs en Israël qui reprennent les chants en arabe qu’utilisaient leurs grands-parents, comment expliquez-vous ce phénomène ?
Nous sommes très loyaux à notre pays et pour autant nous n’avons pas oublié nos cultures d’origines. Nous voulons exprimer notre propre culture et nous pouvons le faire car nous sommes maintenant mieux insérés dans la société israélienne. Cette situation est en partie la faillite du modèle israélien, de cette création d’une nouvelle culture israélienne unique, cette idée ne marche pas, ne peux pas marcher. Les gens ici viennent de dizaines et dizaines de pays et quand on tente d’oppresser des cultures, des traditions depuis des dizaines d’années, forcément à un moment ça va rejaillir.
C’est positif de chanter en arabe, de revendiquer un style oriental mais honnêtement ce n’est pas assez. Le problème en Israël c’est que nous séparons culture et politique, les juifs israéliens redécouvrent leurs origines et c’est fantastique mais nous devons arrêter de séparer cette réappropriation de la politique. Nous ne pouvons pas adorer Oulm Kalsoum, Farid El Atrache et en même temps détester et se méfier du pays qui produit de tels artistes
Je veux vivre en égal avec les palestiniens, les arabes, pas être supérieur ou inférieur à eux. Une véritable égalité, ou chacun est libre de faire ce qu’il veut, sans que l’Etat le contredise.
Pensez-vous un jour montrer ce documentaire dans un pays arabe?
Comme je l’ai dit, c’était un phénomène local, mais de manière surprenante après la diffusion du film, j’ai commencé à recevoir des invitations pour New-York, Berlin, Londres, l’Australie et le Canada. Le public s’est intéressé, étonné de ce phénomène, des relations entre les juifs venants des pays arabes, de la complexité du rôle du cinéma.
L’ensemble du phénomène du ”Seret Aravit” est étrange, par exemple durant la guerre Yom Kippour, les parents israéliens voyaient partir aux combats leurs enfants contre l’Egypte et dans le même temps ils regardaient un film égyptien le soir même. Etres ennemis le jour et partager les mêmes héros le soir venu le temps d’un film, quelle plus grand preuve que nous nous ressemblons ?
Dans la même logique étrange nous avons reçus des mails du Liban, de Jordanie, de Gaza et Cisjordanie. Il y a même des groupes de personnes qui se disent très intéressées pour projeter le film en Egypte.