Sana Yazigi, la mémoire créative de la révolution Syrienne

En collectant et archivant les traces de la vibrante production artistique syrienne au sein de Creativememory, un annuaire répertoriant plus de 50 villes et 25 disciplines, Sana Yazigi permet de conserver la mémoire brisée mais culturellement riche de la Syrie.

Témoigner de la richesse créative de la Syrie post-révolution : un devoir salutaire qui s’est rapidement imposé à Sana Yazigi, graphiste syrienne qui, comme beaucoup de ses compatriotes, a dû fuir son pays. Du sentiment ambivalent qu’entretiennent les exilés avec leurs terres d’attache, entre reconnaissance d’avoir échappé à l’horreur et culpabilité de tout laisser derrière soi, Sana a cherché à se transcender par l’action.

Après une escapade à l’étranger d’une dizaine d’années, Sana Yazigi revient s’installer en Syrie avec sa famille en 2005. Bachar el Assad vient de prendre le pouvoir (2000) après la mort de son père et 30 ans d’un règne sans partage. Un vent de changement politique souffle alors sur le pays avec ce nouveau président qui promet modernisation et lutte contre la corruption On a profondément cru que Bachar el Assad allait apporter du changement au pays. Il avait même déclaré avoir hérité d’un lourd héritage qu’il voulait changer avec l’aide du peuple, ce qui avait été très bien reçu par les syriens. On sentait que de nombreuses organisations se mettaient en place, les gens débattaient de questions sociales en public.”

A cette époque, elle décide alors de lancer un agenda culturel bilingue arabe français afin de répertorier l’actualité artistique du pays “Ce fut une très bonne expérience, même si cela était difficile car je devais travailler avec les ministères. Mais comme j’étais une femme établie, ayant étudié et vécu à l’étranger, parlant français, avec un savoir-faire,  j’avais une certaine légitimité devant les autorités.”

Mais l’atmosphère d’ouverture sociale et politique offerte par le nouveau gouvernement est de courte durée. Le “Printemps de Damas” est rapidement étouffé par des arrestations massives d’intellectuels amenés devant les tribunaux. Ce furtif avant-goût de liberté sème néanmoins les graines de la démocratie au sein de la société civile, et l’envie d’envisager des réformes sociales, prémices aux manifestations de 2011.

On oublie souvent qu’il y avait déjà une grande histoire de résistance face pouvoir avant 2011 en Syrie. Sauf que le régime nous a empêché de raconter notre histoire. Si le président a voulu ouvrir le pays, il a vite réalisé que donner de la liberté à ses citoyens allait lui faire perdre le contrôle.

Depuis 2012, Sana Yazigi s’est installée au Liban mais garde en elle la nécessité de documenter la création artistique de sa terre d’origine, ce qu’elle transmet avec Creative memory, fondée depuis Beyrouth. Certains extraits de cette archive exceptionnelle sont présentés depuis le 5 mars et jusqu’au 6 avril 2019 au Théâtre d’Arras au sein de l’exposition Chroniques de la révolte syrienne. Inspiré du livre du même nom publié par l’auteur en 2018, cet accrochage sélectionne des œuvres d’art issues de différentes villes ou villages syriens qui se sont révoltés en 2011. Les œuvres sont accompagnées de textes documentaires qui observent le début de la révolution et son évolution. Nous l’avons rencontrée pour parler du projet.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer Creative Memory ?

C’est quand j’ai quitté la Syrie pour m’installer au Liban que j’ai réalisé la nécessité de documenter l’art syrien. Dès 2012, les  premiers symptômes militaires ont commencé à apparaître en Syrie. C’était la fin de l’école et mon mari et moi-même craignions pour les enfants. Nous avons passé les vacances d’été au Liban en famille, en pensant qu’on reviendrait pour la rentrée mais ça n’a pas été possible. Quand j’ai réalisé que l’on n’allait pas rentrer tout de suite, je me suis effondrée. C’était épouvantable comme arrachement, j’ai senti que je trahissais les gens que j’avais laissés et je culpabilisais de ce privilège que j’avais de me sauver. Cela m’a torturé. Un jour, j’appelle une amie à Damas qui est psychologue pour qu’elle me prescrive des médicaments mais elle me dit “je ne te prescris rien sauf le travail, si tu ne fais rien c’est ça la trahison.” Je l’ai prise au mot et j’ai commencé à me sortir de cet état en créant une page Facebook avec un petit texte pour appeler des gens à créer le projet Creative Memory avec moi et bâtir une équipe.

 

Comment avez vous travaillé à collecter autant d’œuvres dans toutes ces disciplines?

Je voulais rassembler toute l’expression populaire et artistique de mon pays, mais j’ai rapidement réalisé l’énorme quantité de travaux et la difficulté d’être exhaustif. Il nous fallait dix heures par jour pour tout collecter. Après avoir “terminé” ce travail, on avait une matière sur les mains qu’il nous a fallu catégoriser et trier. Une fois cette étape achevée, il a fallu créer la documentation alors inexistante autour de chaque œuvre afin de les expliquer et les inscrire dans un contexte. Puis on a rajouté des tags géographiques, nous avons créé l’archive de graffiti de Idlib par exemple.

Dans quelle mesure avez-vous été capable de remettre ces œuvres dans leur contexte historique en vous assurant d’être au plus proche de la vérité?

Ce fut un défi très difficile qui nous a pris trois ans de recherches et d’interactions et que l’on a failli arrêter plus d’une fois. Pour chaque lieu, on a dû passer par une centaine de sources parfois des milliers pour ne pas dire de bêtises. Nous avons retenus 2500 sources pour 50 villes, mais nous en avons parcouru pas moins de 10000. Ce qui nous a permis de recroiser les informations et de bâtir un récit au plus proche de la réalité. Parfois on trouvait deux récits qui viennent du même lieu, par exemple les rebelles, mais contradictoires, donc il était très complexe de faire résonner la vérité. Si dans trois ans, on nous dit que les informations écrites dans le livre ne sont pas correctes, je serais contente car au moins l’ouvrage aura servi de base pour aller plus loin dans la quête de la vérité. Si on a rien sous les mains, on ne peut rien rechercher.

Dans une interview accordée au journal l’Humanité, vous critiquiez le fait que des ONG vous utilisaient pour servir leurs propres intérêt. Pouvez-vous nous expliquer?

C’est fou le rôle néfaste qu’ont pu avoir certaines ONG sur la crise syrienne, en arrivant avec des programmes préconçus dont l’objectif était de remplir des agendas politiques. Certains ne sont pas là pour porter votre cause, mais dépenser de l’argent dédié à servir les genres, l’aide humanitaire ou l’art en exil. Si vous refusez d’être qualifié comme un titre marketing, vous êtes complètement laissé de côté avec très peu de moyens. L’agent est très mal réparti et lorsque les programmes sont terminés, les initiatives laissées à l’abandon. Alors certaines associations s’alignent sur les agendas des organisations humanitaires pour obtenir des fonds. Quand on vit dans la vulnérabilité et la précarité, on ne peut pas résister. Je suis contente d’avoir été capable de résister.

Est-il possible que l’art ne soit pas politique?

Non c’est impossible, car notre réalité entière est politique. Pour moi, en tant que graphiste et citoyenne, il m’est difficile de séparer les deux. Je vois beaucoup de valeur à cet engagement de l’art dans la politique.

Quel est le rôle de l’art en en politique?

Il a un impact extraordinaire. S’il  ne change pas directement la réalité, il a le pouvoir de marquer les esprits et en envoyant des messages. Son rôle de représentation est d’ailleurs ce qui le rend si dangereux aux yeux du régime, et c’est pour cela qu’il a fait torturer et enlever un grand nombre d’artistes. Quand vous observez une œuvre d’art qui délivre un message politique ou social, cela vous touche et vous devenez responsable de faire quelque-chose pour changer ou non.

Comment on pourrait définir l’art syrien aujourd’hui?

Le problème aujourd’hui c’est qu’on ne peut plus parler de peuple syrien. Nous sommes divisés. Il y a ceux qui ont voulu le changement et se sont révoltés contre toutes les tyrannies: celles de Bachar, Daech ou d’autres islamistes. Et il y a ceux qui sont restés silencieux et ceux encore qui se sont alignés avec le régime. L’art que je présente avec Creative Memory est un art qui a beaucoup changé avec le temps, et rempli ce creuset entre les gens et la culture. C’est un art populaire et résistant qui a voulu le changement.

Quel est l’avenir de la Syrie?

Ce pays a une toute nouvelle identité à construire, c’est douloureux et tragique. Ceux qui sont là-bas ont une vie presque impossible, donc je ne peux pas être optimiste mais je garde espoir quand je vois toutes ces énergies. Je crois en les Syriens qui ont voulu le changement.

 

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