Dans le cadre d’un travail documentaire, nous avons rencontré l’artiste SAMA’ سماء (anciennement Skywalker), DJ emblématique de la scène underground palestinienne et productrice de musique électronique. Désormais installée à Paris, SAMA’ سماء a mixé aux Transmusicales de Rennes, au Fusion Festival de Berlin et au Sziget à Budapest, pour ne citer qu’eux. Ensemble, nous avons parlé musique, fêtes, politique et Palestine.
Peux-tu nous dire où tu as grandi ?
Je suis née en Jordanie en 1990, car ma famille avait été chassée de Palestine, et quand l’OLP a signé des accords nous autorisant à revenir en 97, mon père était l’une des premières personnes à rentrer. J’ai donc vécu à Ramallah jusqu’à mes 18 ans, puis je suis partie étudier à Beyrouth.
Quand as-tu commencé à mixer ?
Mon père m’assure que dès mes 10 ans je clamais vouloir être DJ, mais cela a vraiment commencé à 15 ans. J’ai commencé à passer de la musique dans les fêtes d’école, les anniversaires. A l’époque je poussais juste le volume de haut en bas entre les morceaux, c’était simple comme mix (rires).
Ensuite quand j’étais à Beyrouth, je faisais la fête tout le temps et des amis m’ont emmenée voir Satoshie Tomiie. Au départ, je croyais que c’était un restaurant de sushis, puis je me suis retrouvée dans une salle sombre avec de la musique forte, et le DJ jouait de la super techno, dark et old school, ça m’a marquée. J’ai été virée de la fac comme je n’y allais jamais, et je suis allée étudier l’audio engineering en Jordanie. Je suis devenue ingénieure du son en Palestine, puis j’ai terminé mes études en Angleterre.
Ensuite j’ai déménagé en Egypte pour travailler, c’est là que j’ai commencé à haïr ma vie. Je jouais dans des clubs huppés où j’étais mal payée. Je bossais dans le cinéma, je ne faisais que cela et c’était devenu frustrant. En plus, personne n’écoutait et ne comprenait la musique que je passais à l’époque, ni en Egypte, ni en Palestine, donc on ne pouvait pas me donner de feedback sur mon travail. En Palestine, c’est surtout parce qu’on n’a pas beaucoup de nouvelles musiques qui entrent à Ramallah. C’est pour cela que j’ai trippé la première fois que j’ai joué à Paris. Les gens écoutaient car ils savaient ce qu’est la musique électronique, ils l’avaient entendue avant.
Comment définirais-tu ton approche musicale ?
Je fais de la techno, mais je n’aime pas les beats répétitifs. Quand je mixe, j’essaie constamment d’amener des percussions rapides en plus du beat principal, ou bien des changements dans le rythme. J’aime aussi la combinaison entre sons analogiques et sons électroniques. La musique se doit d’avoir beaucoup de couches selon moi, beaucoup de personnalité, sinon je m’ennuie vite (rires).
Que penses-tu de l’accueil par la scène musicale française ?
Au début, les gens parlaient uniquement du fait que je suis une fille palestinienne. J’aurais préféré que les gens me disent « ta musique est bien ou nulle ». En fait, je veux que les gens dansent sur ma musique même sans savoir qui je suis.
Et comment se porte la scène de Ramallah ?
Elle grandit, et devient intéressante. Le problème c’est que l’on n’a pas vraiment de clubs, on a des bars, et on ne peut pas passer de musique après minuit. Côté Israël, il y a plus de DJs arabes, mais moins en Palestine, même si cela change.
Est-ce que tu as fait l’expérience du sexisme en tant que fille dans la musique ?
A Ramallah, pas vraiment. Si tu es une fille et que tu mixes, certains mecs se demandent juste si ton père est au courant, car tu viens d’une famille musulmane. Si ton père est strict, il ne veut pas que tu joues, mais ce n’est pas le cas de mes parents, qui sont venus au Petit Bain pour le festival Palestin’ and Out, et ont fait la fête jusqu’à 5h du matin ! Je leur disais « Allez-vous coucher ! » (rires). Mes parents m’ont toujours soutenue, c’est mon père qui m’a convaincue d’étudier la musique et le son au départ. Après, ils voudraient que je mixe toujours de la techno avec de la musique arabe, et cela peut devenir vite cliché selon moi, car c’est l’attente principale que les gens ont par rapport à moi. En Belgique ils étaient choqués que je joue de la techno.
A Ramallah, est-ce que les gens te soutiennent ?
Ramallah est vraiment petit, tout le monde se connaît, donc on se soutient tous en quelque sorte. On est enfermés entre 4 murs, on est tout le temps dans la face de l’autre. Petite, je me faisais remarquer, j’étais grande gueule, je jouais au foot avec les garçons, et ensuite j’ai intégré l’équipe de football féminine.
Comment vois-tu la place des femmes en Palestine ?
Depuis 48, les femmes ont fait un boulot énorme sur le plan politique et social. Ma grand-mère était une grande patriote, très active dans les droits des femmes et au gouvernement palestinien. Elle s’est beaucoup battue, c’est la raison pour laquelle nous nous sommes faits virer de Palestine en 69. Elle est allée en prison et Israël l’a expulsée. Mon père avait 15 ans, il est retourné en Palestine à 40 ans. La première fois que l’on a autorisé les réfugiés palestiniens à rentrer, elle et mon père étaient dans les premiers à marcher de Jordanie en Palestine pour rentrer. Quand elle arrivée en Palestine, elle n’a pas reconnu le pays dans lequel elle avait vécu, tout avait changé, elle n’a pas pu le supporter. Elle a dit à ma famille : « Ce n’est plus à moi de revenir, c’est à vous de continuer désormais », puis elle est rentrée en Jordanie et n’est jamais revenue.
Avant 48, toutes les femmes portaient le hijab. Le jour où Israël est entré à Naplouse, beaucoup ont enlevé leurs hijabs, car elles sont parties se battre. Elles portaient des fusils, des mitrailleuses, sont allées en prison, ont été torturées, tuées. Israël n’a pas fait de différence entre les hommes et les femmes. Du coup c’est pour cela qu’il n’y a pas beaucoup de sexisme. Les hommes respectent les femmes, car ils respectent leurs mères et leur grand-mères qui se sont battues. Quand j’ai grandi, mon frère me traitait à égalité. En tant que peuple palestinien, Israël a toujours posé un challenge pour nous : nous étions des fermiers, des paysans, des gens simples, puis avec l’occupation nous sommes devenus des businessmen, des artistes, des docteurs, des gens éduqués, c’est en partie dû à l’occupation. Nous avons dû travailler deux fois plus, car nous voulions surpasser cette situation dans laquelle nous étions mis malgré nous. Au final, la Palestine a une bonne économie et une bonne situation politiquement en comparaison avec d’autres pays arabes soit-disant « libres ».
As-tu déjà été invitée par des festivals israéliens ?
Oui, j’ai été contactée un jour pour jouer dans un festival israélo/palestinien en France, on m’a également invitée à jouer à Tel Aviv dans un gros club, mais j’ai refusé ces invitations, en expliquant : les opérations et les morts à Gaza, toute la situation qui est vraiment merdique avec l’occupation. J’ai joué deux fois en Israël, dans des villes à majorité arabe. Il faut demander un permis pour y jouer, tu ne l’obtiens jamais, genre 3, 4 fois dans ta vie et c’est souvent pour 6 heures. Pour Israël, tu es un terroriste de 16 à 50 ans, au-delà de ces âges, tu n’as pas besoin de demander un permis. Ah oui, et le meilleur, c’est la carte d’identité non terroriste, la meilleure carte d’identité jamais inventée (rires). Sans elle, tu ne peux pas avoir de permis pour Israël.
Quel était ton rapport à la politique quand tu vivais là-bas ?
J’étais active quand j’étais petite, durant l’Intifada, car tu prends vraiment tout en pleine face, et puis j’ai cessé d’être active car notre gouvernement ne méritait pas que nous le soyons. Ils sont foutus, le gouvernement israélien est foutu, l’humanité est foutue, donc j’ai préféré chiller, boire, et fumer. Imagine un gosse israélien de mon âge, qui est né et a grandi toute sa vie en Israël. Je ne vais pas le mettre à la porte, ce n’est pas sa faute si c’est sa maison, son grand-père a décidé de venir occuper. Quand il sert dans l’armée, le gamin a 18 ans et on lui donne une mitraillette vraiment cool. On lui lave le cerveau et on lui dit qu’il est en guerre, que les Palestiniens vont le tuer. Si j’avais 18 ans et que quelqu’un me disait que de l’autre côté du mur, c’est la guerre, je le croirais. Après, le truc de l’armée chez les israéliens, c’est que cela entraîne deux réactions : est-ce que ça te fait reculer ou est-ce que ça te donne envie de tuer encore ?
En Palestine, tu arrives dans ce monde fou, et chacun a ses histoires. J’ai des amis qui ont des parents en prison, un autre ami qui fait souvent la fête en Israël et son père est en prison depuis qu’il a deux ans, un ami dont les cousins meurent chaque semaine. On sait que chaque chose vécue contribue à former notre mentalité. Moi je ne crois en aucun dieu, aucune religion. Nous sommes des gens sur cette terre, nous sommes là depuis des années, ensuite nous allons mourir. Soyons donc présents au monde et profitons-en, la Palestine est belle.
SAMA a sorti cet été un remix du musicien libanais Bachar Mar-Khalifé, en ligne ici. Elle se produira à la Concrete le 15 Décembre et dans le cadre du projet Sodassi, un sextet de musicien·ne·s professionnel·le·s venant de cinq villes du Proche-Orient. Pour retrouver toutes ses dates, c’est ici. Elle travaille également sur le projet collectif Electrosteen, célébration électronique de la musique traditionnelle palestinienne, dont l’album est à paraître.
Ses inspirations musicales : Max Cooper, Stephan Bodzin, James Zabiela, Popoff, Dubfire, et côté palestinien, Bruno Cruz, 47soul, Dj Harout, les musiciennes Rasha Nahas, Maysa Daw, Ruba Shamshoum, Reem Banna, et Reem Talhami