Ruines du futur

La subtilité du travail photographique d’Emeric Lhuisset réside dans ce que montrent ces images mêmes : la disparition de ce qui a été, la trace visible de ce qui n’est plus, l’absence d’une présence éventuelle à venir…

L’artiste tente d’expliquer à travers ses photographies ce qui a existé et qui pourrait se produire à nouveau dans cette partie du monde : la multiplication de nombreux conflits liés à l’eau.

Invité d’honneur en mai dernier à la Halle des Blancs Manteaux dans le cadre de l’événement What’s up, photo doc, le photographe Emeric Lhuisset (EL) présentait en début d’année à l’Institut du Monde Arabe Last Water War, Ruins of a future, une exposition proposant un autre regard sur une partie du Proche Orient en invitant avant tout le spectateur à méditer sur l’image. Des photographies grand format du sud de l’Irak, correspondant à l’antique Mésopotamie [1], présentaient avec le moindre détail cette région du monde : une succession de paysages désertiques, arides, se déployant à l’infini.

Désert aride

A première vue, il n’y a pas grand-chose à voir sur les images d’Emeric Lhuisset. Peu d’éléments sont présents sur ces clichés, lorsque nous les regardons de près : amoncellements de terre, tells (collines) que le spectateur peine à identifier tant ceux-ci se sont désagrégés avec le temps. Des traces d’eau sont visibles. Elle semble s’être évaporée, sans doute à cause du réchauffement climatique et à la montée des températures dans cette zone géographique. Nous distinguons également des morceaux de brique provenant d’anciennes constructions que le temps a enfouis à nouveau et qu’il continue d’estomper, depuis des millénaires.

Simplicité dérangeante

Les images d’EL « dérangent » par leur simplicité même, par la réalité brute de ce qu’elles montrent : des paysages désertiques desquels l’eau s’est retirée, et où la vie a laissé place à la ruine.
Des clichés épurés, à première vue, et c’est bien de cette épuration, de cette simplicité même que provient cette violence, ce sentiment troublant de l’absence, cette « nudité aussi angoissante que ce désert gris ». [2] Ces images sont peu choquantes picturalement et véhiculent pourtant une émotion toute aussi forte. C’est le vide du paysage, ces grandes étendues désertes où plus rien n’est, qui paradoxalement remplissent ces images de sens. Face à ce vide, nous ressentons l’effroi.

Rivalité [3]

Des débris de brique que nous percevons sur certains clichés, nous informent de la possible existence de ruines, correspondant probablement à celles de grandes villes occupant autrefois cette partie du monde. Nous savons en effet qu’à cet endroit même étaient localisées de grandes cités Etats. Celles qui intéressent l’artiste, et dont il tente d’immortaliser les vestiges ou restes de vestiges avec son objectif, ne sont autres que les anciennes Lagash et Umma. [4]

Les ruines, sur ces images, seraient les signes visibles de ce que furent, autrefois ces cités état. Elles sont l’unique marque tangible de leur existence. Des inscriptions royales (dix-huit au total), retrouvées lors des fouilles du site de Tello relatent les conflits entre ces cités-états sumériennes. [5]

Une guerre de l’eau, donc, qui eu lieu il y a plusieurs millénaires, c’est ce que semble nous indiquer l’artiste à travers ces photographies. Le titre de l’exposition, « Last water war » trouve ainsi toute sa justification.

Présence de la disparition

Sur les clichés de EL, l’eau a disparu des fleuves, dont nous percevons encore la marque physique dans la terre, immortalisée par le temps. « Entre les ruines et l’eau, la vase se souvient des cris et des flammes. Le fleuve coule toujours sous la citadelle aux paupières closes », écrit Allan Kaval. [6] La subtilité du travail photographique de EL réside dans ce que montrent ces images mêmes : la disparition de ce qui a été, la trace visible de ce qui s’est passé dans cette zone géographique du Proche Orient et qui n’est plus, l’absence d’une présence éventuelle à venir… L’artiste tente d’expliquer par ces images ce qui a existé et qui pourrait se produire à nouveau dans cette partie du monde : la multiplication de nombreux conflits liés à l’eau. [7] Il a cette capacité à rendre visible par l’image ce qui ne l’est plus. C’est à travers le vide des paysages que l’on constate un drame à venir. Par l’absence, il montre une présence, de ce qui a été et de ce qui probablement, à nouveau, sera. Les photographies de EL semblent ainsi témoigner de l’existence des choses par la trace de leur effacement.

 

Eau de là du futur

Si EL utilise ces images pour nous « évoquer le passé », c’est également sur le futur, cette autre réalité, sur laquelle il cherche à attirer notre attention. Les photographies d’EL seraient le lien révélateur entre passé, présent et à venir, le présent étant le temps du spectateur lui-même observant ces images, conscient qu’un drame pourrait avoir lieu dans un futur plus ou moins proche… Le titre de l’exposition « Ruins of a future » incarne cet oxymore à travers lequel l’artiste révèle ce qu’il s’est passé et qui risquerait de se produire à nouveau, si l’on se réfère aux multiples conflits du Proche Orient. « Il y a tous les ingrédients dans cette partie du monde pour qu’une guerre de l’eau recommence », souligne l’artiste. Selon la commissaire de l’exposition, Laurence Cornet, « en mêlant ainsi deux temporalités différentes, antiques et contemporaines, le projet rend compte du caractère éphémère de toute civilisation » [8]. Et EL d’ajouter, « cela montre la fragilité de ce qui nous entoure ». [9]

Les photographies de EL semblent révéler ce que fut cette partie du monde autrefois et ce qu’il en reste. Mais en sont-elles un témoignage juste ? « Les photos, explique Philipp Van den Bossche, sont des citations de la réalité apparente ». [10]
L’artiste ne se tourne pas vers l’actualité pour témoigner d’un fait problématique mais bien sur le passé. Les conflits à venir liés à l’eau sont rendus tangibles par ce que fut cette région autrefois. L’artiste se positionne comme témoin direct d’un événement et les images ici sont l’explication tangible de ce qu’il souhaite nous raconter. A travers l’image, il nous invite à méditer et à réfléchir. C’est en regardant ces clichés du passé, que l’on comprend, au présent, ce qui sera sans doute à venir. « La prochaine guerre au Proche-Orient », aurait dit Boutros Ghali en 1987 – il était alors ministre égyptien des Affaires étrangères – « sera une guerre de l’eau » . [11]
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Notes

[1] Le terme Mésopotamie provient de meso « entre, au milieu de » et potamós « fleuves », littéralement le pays « entre les fleuves ». C’est une région historique du Moyen-Orient située dans le Croissant fertile, entre le Tigre et l’Euphrate. Elle correspond pour sa plus grande part à l’Irak autel. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mésopotamie)

[2] Philippe Dagen, The last water war, Ruins of a future, Editions Andre Frère

[3] « Rivalité », du latin rivalis, signifie « celui qui utilise la même rivière qu’un autre ».

[4] LAGASH était une ancienne cité état du pays de SUMER – région située à l’extrême sud de la Mésopotamie antique. Elle comprenait une ville sainte, GIRSU (actuel site archéologique de TELLO) où se trouvait le sanctuaire de NINGIRSU, divinité agraire. UMMA fut également une ancienne cité état du royaume de SUMER qui dominait une plaine possédant un important système d’irrigation. Elle avait comme divinité tutélaire le dieu SHARA. UMMA était situé en amont de LAGASH sur une branche du réseau fluvial parcourant le pays de SUMER à cette période. Cette proximité gênante fut très tôt un facteur de conflits.

On sait par des sources postérieures qu’un conflit entre les deux cités éclata vers 2600 av. J.-C. Il avait pour enjeu un territoire situé à la frontière des deux États, le GU.EDEN.NA (le « bord de la plaine » en sumérien), zone de culture irriguée. Il a été avancé que cette série de conflits serait la première « guerre de l’eau » de l’histoire.

 

[5] TELLO : l’ancienne GIRSU, capitale religieuse de l’État de LAGASH, en Mésopotamie (actuelle Irak)

 

[6] ] In : The last water war, Ruins of a future, Editions Andre Frère

[7] L’eau fût très importante en Mésopotamie durant l’Antiquité. Elle fût utilisée notamment pour l’agriculture, permit la construction de grandes cités et l’existence de civilisations prestigieuses. Dans l’Antiquité, l’eau était appelée l’Apsu, le dieu des eaux douces souterraine. Enki étant la figure divine de l’eau chez les Sumériens, repris chez les Assyriens sous le nom d’Ea. Dans l’ancien récit du Déluge, texte s’inspirant des crues dévastatrices qui ont lieu au printemps, issu de l’Épopée de Gilgamesh, texte légendaire de l’ancienne Mésopotamie, et l’une des œuvres littéraires les plus anciennes, EA intervient pour assurer la survie de l’humanité. Source de richesse déjà dans l’Antiquité, l’eau est aujourd’hui un élément rare, disputé entre différents pays voisins de l’Irak et principale source de conflit au Proche Orient.

[8] In : The last water war, Ruins of a future, Editions Andre Frère

[9] Op. cit

[10] In : Catalogue d’une exposition de la Galerie Imane Farès, Paris

[11] http://www.france-irak-actualite.com/guerre-de-l- eau-au-pays-des-deux-fleuves.html