Rihla, sur les sentiers des territoires de l’esprit

Née avec l’expansion du monde musulman, la rihla traduit la capacité des peuples à écrire une histoire éclairée par celle des autres. Par une découverte d’autrui qui participe à la découverte de soi, la rihla est le symbole même de la rencontre des cultures.

« Si tu as l’intention d’effectuer le pèlerinage, réalise ton vœu, moi je ne suis désireux d’aborder ce pays que pour y apprendre la science qui s’y trouve.
Je considère cela comme un congé scientifique et un moyen d’accéder aux divers degrés de la connaissance. »

Abu Bakr Ibn el-Arabi à son père [1]

À elle seule, cette phrase résume l’ambition d’Ibn Arabi. Plus qu’un simple voyage, le célèbre jurisconsulte rêve d’une Rihla.

Si le voyage se définit comme un déplacement physique d’un point à un autre, la Rihla est une version introspective de ce déplacement, prenant forme dans un récit relaté par celui qui l’entreprend.
Réalisée depuis plus de 1000 ans par des voyageurs du monde arabe, la Rihla évolue au gré des moyens de transport et ses objectifs varient selon les préoccupations de l’époque. Cependant, quelqu’en soient les contours, le concept de Rihla, voyage initiatique à la découverte du monde, est indisociable de la recherche de savoir qui l’accompagne –talab el-3ilm.
Bien que sa naissance soit corrélée au rayonnement de la religion et à l’expansion du monde musulman, cette expérience initiatique traduit, plus généralement, le développement des sociétés et leur capacité à écrire leur propre histoire tout en gardant un regard éclairé par les avancées des autres peuples.

Par une découverte d’autrui qui participe à la découverte de soi, la rihla est le symbole même de la rencontre des cultures.

 

 

Dans Adab al rahalat – (trad. Littérature de la rihla) [2], Houssein Mohammed Fahim, historien égyptien, explique que le regard rétrospectif sur la littérature de la rihla nous permet de distinguer deux phases dans son développement.

La première phase d’essor de ce genre littéraire est concomitante à l’extension géographique de l’empire musulman. Cette rihla fleurit donc à une époque où, malgré ses crises et ses scissions, le monde musulman était en pleine expansion politique, culturelle et économique. L’attrait pour le récit s’est donc naturellement imposé car l’œil (‘iyan) était perçu comme étant l’outil d’acquisition des connaissances le plus fiable (le yakin – la certitude). [2]
Grâce à un récit narratif qui alterne description et analyse, nous sommes plongés dans un nouvel univers littéraire, aux contours réalistes et précis et à la substance subjective et orientée. Les mots d’Ibn Jubayr  à l’égard de Trapani, à l’époque où la ville sicilienne était sous domination musulmane, témoignent de ce paradoxe structurant :

« Nous arrivons à Trapani à la tombée de la nuit et nous nous installons dans une maison que nous prenons en location… Cette ville a un souk, un bain et toutes les commodités que l’on doit trouver dans une ville… Les habitants sont des musulmans et des chrétiens, chacune des deux fractions y ayant mosquées et églises… Ce jour avait été jour de jeûne pour les habitants de cette cité. Ceux-ci célébrèrent la fête (de rupture de jeûne)…Les gens de la ville sortirent de la ville pour se rendre au champ de prières. Ils se mirent en marche avec timbales et trompettes. Nous fûmes surpris de cela, et de la licence que les chrétiens leur en laissaient. »

Voyages, Ibn Jubayr

Le référent qu’utilise Ibn Jubayr est sa religion et les élements constitutifs de sa propre culture : souk, bain et mosquées. Pourtant, son approche est révélatrice d’une ouverture à autrui qui lui fait relever la coexistence des religions dans la ville comme un élément positivement surprenant. Il décrit Trapani comme une ville où les communautés vivent paisiblement, ont chacune leurs lieux de culte et célèbrent librement leurs fêtes religieuses.
La ligne de tolérance qu’on retrouve chez Ibn Jubayr n’est cependant pas toujours conservée. Comme l’explique Fahim, certains récits d’explorateurs sont empreints d’un sentiment de supériorité et des jugements de valeur s’y glissent parfois.

Portée par divers explorateurs – dont nous avons brossé le portrait plus bas – pendant des siècles, la Rihla revient en force bien plus tard. Au 19ème siècle, avec l’affaiblissement de l’empire et la volonté de faire renaître l’héritage arabo-musulman pendant la Nahda, un deuxième type de rihla en effet voit le jour. Afin d’enrayer la spirale de la décadence du monde arabe, cette nouvelle rihla à destination de l’Europe vise à constater les avancées des autres peuples pour se réapproprier la modernité et en faire un concept propre. Marqués par un style à la fois précis et subjectif, ces récits dessinent les contours d’un nouveau regard posé sur l’Europe, à la fois admiratif des avancées techniques, et conservateur sur les coutumes sociales.

Un homme peut voir sans réagir son épouse tenir la main d’un autre homme, en privé ou en public, et il leur arrive même d’envoyer leurs femmes se promener ou se rendre au spectacle avec un voisin ou un ami, sans ensuite leur reprocher une telle conduite.

Le paradis des femmes et l’enfer des Chevaux, Idriss Al Amrawi

Dans ces lignes, Al ‘Amrawi, ambassadeur marocain envoyé en France par le sultan, s’étonne de la liberté dont jouissent les femmes dans l’espace public. Son référent étant sa société d’origine, régie par un système de valeurs très conservateur, il découvre une mixité de l’espace régulée par des codes de conduite qui lui sont étrangers.
Al Amrawi voue plusieurs chapitres à l’observation des intérieurs, la manière de recevoir ou de prendre son repas. Il note ainsi l’utilisation de la « fouchek » – comprendre « fourchette »- , les Français ne mangeant pas avec les doigts. Le dimanche; les longues ballades des Parisiens sur la ville “comme s’ils avaient perdu quelque chose qu’il fallait retrouver” étonnent Al Amrawi autant que l’engouement des français pour le divertissement et la comédie.

Parallèlement à ces constatations socio-culturelles, on retrouve chez ces explorateurs un soin apporté aux détails qui traduisent le progrès technique européen.
On cite par exemple Mohammed Al Saffar, un autre embrassadeur envoyé en France par le sultan marocain, qui pousse le sens de l’observation jusqu’à compter le nombre de chandelles allumées lors d’un dîner offert par le roi Louis Philippe. De son côté, Al Amrawi décrit la machine à vapeur avec un style qui frise le lyrisme :

C’est une invention merveilleuse que Dieu a révélée en notre temps, par l’intermédiaire des Européens, et dont l’esprit ne peut qu’être ébloui ; au point qu’on se surprend, au premier regard, à penser que c’est là l’œuvre des djinns et que des hommes n’ont pu la réaliser

Al Amrawi

Al Amrawi vante aussi les mérites de l’imprimerie et son rôle dans la diffusion du savoir et des sciences. Il va jusqu’à prier le sultan de doter le Maroc d’une telle imprimerie et « donner ainsi une nouvelle force à la religion, et suivre les traces des grands imams ».

 

[vc_text_separator title=’Un déplacement physique et existentiel’ title_align=’separator_align_center’ border=’no’ border_color= » background_color= » text_color= »]

 

Par un jeu de miroirs à trois niveaux, la rihla provoque chez le voyageur, les sociétés visitées et les lecteurs un véritable décentrement qui les amène à interroger les normes, l’ordre social et la culture qui les entourent.
Comme en témoignent les passages précédents, la rihla permet au voyageur une immersion dans des sociétés inconnues, produisant chez lui une réflexion critique sur sa propre culture; dont le fruit est un récit qui trouve ensuite chez le lecteur un écho différent selon ses propres sensibilités. Ayant des origines mystiques et partant d’une volonté de réalisation personnelle, la Rihla se transforme en un témoignage de dimension sociologique , devenant ainsi un observatoire des sociétés que les voyageurs traversent.
Le témoignage écrit constitue ainsi un genre littéraire unique, voguant entre l’objectivité scientifique des descriptions et la subjectivité des analyses de l’explorateur. La Rihla est donc à la fois récit de voyage, témoignage historique et document ethnographique.

Avec ONORIENTOUR, nous avons imaginé une version moderne et numérique de la Rihla. Tout au long de notre déplacement, nous vous mettrons au courant de toutes nos observations et partagerons nos pensées dans des récits publiés dans la catégorie ri7la timeline. En plus de nos catégories dédiées aux lieux et aux artistes, vous serez immergés dans notre aventure grâce à cette catégorie que nous concevons comme une modeste version de la Rihla entreprise par les explorateurs dont nous vous parlons.

 

[vc_text_separator title=’La rihla, ses explorateurs ‘ title_align=’separator_align_center’ border=’yes’ border_color= » background_color= » text_color= »]

 

image1320349314-2655-PlaceID-0Ibn Battuta (25 février 1304- 1377) – Né à Tanger au début du XIVème siècle, il part pour la Mecque à l’âge de 21 ans.

Il est sans doute le plus célèbre des explorateurs.
Au total, il aurait parcouru plus de 120 000 km durant 28 ans de voyage à travers l’Afrique, l’Europe et l’Asie jusqu’à Sumatra.

 

art240aIbn Jubayr (1145-1217) – Géographe et poète de son état –, il a posé le genre littéraire de la rihla (en tant que récit de voyage) et ses codes.

Ce dernier peut être considéré comme étant son initiateur, avec son propre « journal » dans lequel il rapporte son pèlerinage vers la Mecque (en partance depuis l’Andalousie) de 1183 à 1185.

 

Ibn_Arabi

Abu Bakr Ibn Arabî (1076 – 1148) – Jurisconsulte et théologien andalou.

Après avoir embarqué à Almeria, il s’engagera dans un long périple auprès de son père. Ils passeront par l’Ifrîqiya (le Maghreb), l’Egypte, Jérusalem, jusqu’à atteindre le Cham (la Syrie). Leur départ est en réalité une fuite causée par la fitna (confusion, instabilité) dans laquelle baignait l’Andalousie – avec la prise de pouvoir de la dynastie Almoravide (conquête de Séville en 1091).

 

Idriss Lamraoui – Ambassadeur marocain désigné par le souverain Sidi Mohammed Ben Abderrahmane pour remettre au souverain Napoléon III un message personnel, Idriss Lamraoui se rend à Paris en 1860.

Son oeuvre Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux, publiée cette même année vante le progrès technique et le développemet économique français tout en portant un regard plus dur sur les us et coutumes relâchés et une position de la femme qu’il considère comme une insulte au féminisme.
Pleinement satisfait du travail de Lamraoui, le sultan l’envoie à nouveau en mission l’année suivante, en Espagne cette fois-ci.

 

Mohammed Assafar – Ambassadeur marocain désigné par le souverain Sidi Mohamemd Ben Abderrahmane.

Jeune lettré, qui deviendra grand vizir quelques années plus tard, il avait la charge de rapporter fidèlement le déroulement du voyage et d’établir un rapport à l’attention du sultan. Du prix de la baguette de pain au budget du gouvernement en passant par la description du marché et du palais royal, rien n’échappe à son regard.

 

120px-TahtawiRifa’ Al Tahtawi (1801-1873) – Réformateur égyptien

Son expérience de la société française, après un séjour de cinq ans à Paris, lui a inspiré une réflexion sur l’évolution de la civilisation musulmane et de sa rencontre avec la modernité occidentale à l’origine du mouvement de la renaissance arabe : la Nahda.
Dans Takhlîç al-ibrîz fî talkhîç Bârîs (trad. L’Or de Paris, 1988), il utilise la forme d’un récit de voyage dans lequel il décrit la vie en France – mœurs, institutions et lois, organisation pour préconiser l’adoption d’un modèle qui sorte l’Egypte de sa léthargie sans la détacher de son héritage politique et culturel.

 

[1] Abû Bakr Ibn al-Arabî, Kitâb qanun al-ta’wïl fi tafsïr al-Qu’rân al-cazïz
[2] Houari Touati. Islam et voyage au Moyen-Âge.Editions du Seuil. 2000

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