[RIHLA 2.0 : RÉCIT CROISÉ] – LIBAN – JOUR 26

J’ai la voix lancinante de Yasmine Hamdan qui résonne dans la tête en écrivant ce texte. Elle tourne en boucle, je réécoute les paroles sans relâche, comme si je cherchais, coûte que coûte, à déceler cette vive étincelle de la ville que je ne parviens pas à percevoir.

Voilà bientôt dix jours que nous nous sommes installés dans la capitale libanaise. Un peu sonnés par ces expériences qui s’accumulent et ne se ressemblent pas, nous sommes habités par une nostalgie du chaos égyptien auquel nous avons fini par prendre goût et dont nous regrettons un peu la vivacité.

Beyrouth nous parait froide et distante. De prime abord, on lui trouve peu d’âme, on regrette ses carrefours européens, les bâtisses impersonnelles qui y poussent ici et là et on déplore son manque d’authenticité.
Les premiers jours se succèdent et se ressemblent, le Souk moderne du centre-ville accueille Cartier et Chanel mais pas l’ombre d’un artisan, le quartier d’Archrafieh semble aussi policé qu’un quartier européen et la corniche est belle mais semble pâle et ordinaire comparée aux autres villes portuaires que nous avons visitées jusque-là.

Nous l’avouons à demi-mot mais nous sommes déçus de cette ville que toute la jeunesse arabe nous a décrite avec des yeux pétillants. Nous sommes bien sûr sortis aux incontournables Gemmayzé et Mar-Mikhail et avons apprécié la liberté de la jeunesse dans ces endroits mythiques qui défient tout le malheur du monde, mais cela nous semble loin de l’aura que nous avions imaginé.

Beyrouth - Onorientour Onorient Mehdi Drissi

Beyrouth © Mehdi Drissi

Nous avions tellement fantasmé la ville qu’il nous est difficile de savoir à quoi nous nous attendions au juste. La beauté de Beyrouth est un mythe musical, cinématographique et culturel que nous attendions avec impatience. A l’intérieur de nous-mêmes, une petite voix nous dit que nous avons peut-être pas su l’appréhender de la bonne manière. Alors on demande conseil, on sollicite des avis et on garnit notre liste de suggestions d’activités, dont Beyrouth ne manque pas.

Soudain, l’évidence se révèle : avec Beyrouth, il ne faut pas attendre d’être séduit, il faut être entreprenant.

Au détour des conversations, des quartiers, des religions, des communautés et de la mémoire orale, Beyrouth prend peu à peu vie dans nos esprits. A Beyrouth, ce sont les habitants qui font la ville. Le lien entre les différents éléments de la ville n’est pas donné, clair et circonscrit, il prend corps par les dialogues, les rencontres et s’écrit à travers les fragments de vécu qu’on collectionne ici et là.

Le Liban est en effet le premier pays -ou le deuxième, si on compte la décennie noire algérienne- avec une mémoire vive de la guerre que nous visitons jusqu’ici, et c’est aussi cela qui complique l’expérience. Au Liban, notre génération est née pendant la guerre civile (1975-1990), a vécu les ingérences politiques et militaires des pays frontaliers et tremblé pendant l’attaque israélienne de 2006.

Rencontrer des gens de notre âge qui ont connu la guerre, voilà aussi ce qui change notre vécu pratique et nous oblige à imaginer quelles conséquences sur la construction personnelle cet élément majeur peut avoir. Les jeunes libanais héritent du fardeau de la guerre, parfois sans l’interroger, prolongeant ainsi une version unilatérale de l’histoire, fatalement issue de la communauté de leur parents.

« A l’école, notre histoire s’arrêtait en 1943, l’année de l’indépendance », nous dit-on à plusieurs reprises.

« Pas de trace de la guerre civile dans les manuels scolaires », nous répète-on.

« Pourquoi vous lancez les sujets politiques ? Ça crée des problèmes », nous nous rendons rapidement compte que notre approche interrogative à moitié naïve n’est pas la bienvenue dans tous les débats.

Mais face à leurs contradictions, les Libanais capitulent et s’attendrissent, on a l’impression que la réflexion qui nous porte jusqu’ici trouve écho dans une certaine acculturation affleurant à certains endroits et qu’elle est donc d’autant plus justifiée ici. Ces traits sur lesquels nous insistons sont certainement biaisés par notre expérience précédente en Égypte, car on pourrait en dire autant d’une ville comme Casablanca, Alger ou certains quartiers de Tunis, mais ce qui est particulièrement frappant ici, c’est la fierté avec laquelle cette « acculturation » est parfois brandie.

Beyrouth - Onorientour Onorient Mehdi Drissi

Beyrouth © Mehdi Drissi

D’abord intrigués, notre jugement s’adoucit lorsque nous apprenons la manière dont est enseignée l’histoire au Liban et que nous comprenons à quel point l’identité est constructrice d’un sentiment d’appartenance pouvant se définir par exclusion des autres.

– La guerre civile n’est pas finie, elle s’est transformée en guerre froide, invisible mais pourtant présente. 

– C’est très dur ici de s’extirper de la communauté et de s’ouvrir aux autres. C’est vrai de la religion, de la profession et de l’ethnie. 

– Tu es de Nabatyie ? -moi, du nord de Nabatye, ce n’est pas tout a fait la même chose 

– Quoi arabe ? je ne suis pas arabe moi, je suis phénicien, Et d’ajouter, amnésique, quelques minutes plus tard « le marocain c’est de l’arabe ? Non c’est du berbère votre langue. C’est nous qui avons inventé l’arabe »

Ces phrases entendues ici et là continuent de sonner dans ma tête alors que je foule le sol des différents quartiers de Beyrouth, tous différents les uns des autres : Hamra, Archrafieh, Borj Hammoud, Dahieh. Tout le monde ici sait qu’il s’agit dans l’ordre des quartiers sunnite, chrétien, arménien et chiite. De même, tout le monde décode les appartenances par les prénoms, les manières de parler et de saluer les gens. Nous apprenons aussi petit à petit à cerner ces subtilités socioculturelles.

A ces multiples fragments viennent s’ajouter les éléments « étrangers » palestiniens, syriens et philippins. Comment appréhender une telle mosaïque ? Comment recoller les fragments entre eux ? N’est-ce pas le rôle de ce drapeau que l’on voit flotter un peu partout dans la ville, revêtant toutes les formes et les formats?

Beyrouth - Onorientour Onorient Mehdi Drissi

Beyrouth © Mehdi Drissi

En me baladant dans la ville en direction de la corniche, j’ai trouvé la réponse à ma question.

Cristallisée dans des mots écrits noir sur blanc à l’aide d’un pochoir, la phrase flottait en dessous d’un grillage rouillé.

« Quand la guerre civile prendra t elle fin ? Au moment où le sectarisme disparaitra »

A Beyrouth, Amine Maalouf et ses « identités meurtrières » ne sont jamais très loin. L’art a justement aussi un rôle particulièrement important, c’est à travers lui que se reflète la réflexion d’un peuple morcelé. C’est à lui qu’incombe le rôle de diffuser des messages qui déconstruisent les préjugés confortablement intériorisés par chaque communauté. C’est aussi tout simplement lui qui exprime l’amour dans sa pureté la plus belle.

Mon sentiment sur la ville évoluera donc lentement, au gré des conversations et des rencontres. Mon ressenti vis-à-vis de Beyrouth est ambigu, loin du coup de foudre égyptien. On apprend a apprivoiser la ville, à la déshabiller lentement et à explorer ses contours. Je vous réserve donc mon prochain rendez-vous avec la ville dans un prochain épisode. Beyrouth est une rose fanée dont Yasmine Hamdan chante nostalgiquement la beauté nébuleuse. Beyrouth se lit entre les lignes, c’est ainsi que j’ai appris à l’aimer.