[RIHLA 2.0 : RÉCIT CROISÉ] – EGYPTE – JOUR 24

00 h 13, Garden City, Le Caire

Je me surprends à écouter du Soad Hosny en boucle. Je me surprends à vibrer avec les paroles volontairement provocantes du mahragan d’Oka et Ortega. J’ai établi un petit lexique des mots utilisés par la jeunesse égyptienne, truffé de références au discours de Sissi et d’autres grossièretés, griffonnées au gré des rencontres et des éclats de rire. Je traverse maintenant les routes en fixant effrontément les chauffeurs, avec un air ferme et déterminé quelle que soit la couleur du feu.

Je ris doucement lorsqu’on me répond « ahssan nass » (le meilleur peuple) une fois que je me suis présentée comme marocaine, consciente du vernis mielleux qui enduit toutes les conversations sociales égyptiennes. Dégoulinantes de belles paroles, les conversations avec les égyptiens sont marquées par cet excès mielleux, dont on se met à percevoir l’ironie après quelques jours. Le plus surprenant étant que cette politesse excessive se retrouve y compris dans les rapports commerciaux. « Khali » (laisse) nous dit-on ,avec le sourire, après avoir déposé deux biscuits et un soda sur le présentoir en bois d’une épicerie près de Dokki. Les Égyptiens aiment qu’on les supplie, qu’on insiste pour les rémunérer de leur hospitalité, au lieu que le prix soit uniquement indexé sur le produit même.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

Je ferme les yeux et j’ai l’image de l’île de Zamalek en face des orbites, mouvante et bruyante, pendant que nous coulons doucement sur les eaux du Nil à bord d’une feeloukah dans laquelle nous avons embarqué un oudiste.

On chante Oum Kelthoum, Abdelhalim et Farid El Atrache, on se déhanche sur du Mahragan et on ne rejoint nos lits que très tard le soir. J’ai attrapé la contagion égyptienne jusqu’au bout : je suis maintenant éternellement nostalgique. J’écoute Soad Hosny et je jalouse amèrement sa liberté effrontée. En me délectant du ton savoureusement ironique avec lequel la belle se plaint de son amant frigide, je me met à rêver de cet âge d’or culturel que les égyptiens évoquaient en notre présence.

Tout me manque au Caire, les conciliabules nocturnes, les chichas consommées sur les terrasses – y compris par des femmes voilées–, la chaleur humaine, l’humour. Les beaux visages du Caire me font presque oublier sa noirceur, son conservatisme crispant, ses baouab (portier en arabe) intrusifs, ses contrôles de police impromptus et sa pollution étouffante. Le Caire est aussi une ville où les contrastes socio-économiques sont criants, entre les bulles de Zamalek, Maadi, Hélipolis et les quartiers de Shoubra, Helwan ou Attaba, les écarts de vie et de confort, sont sans commune mesure. Avec autant d’éléments différents, la toile sociale égyptienne n’en devient que plus difficile à déchiffrer. Une chose est sûre cependant, je retiendrai de l’Egypte cet humour à toute épreuve. Un humour dans la constante surenchère et l’ironie. Un humour qui a le pouvoir de vous faire oublier toute la misère du monde.

D’habitude, j’aime immortaliser mes dernières pensées en poésie, mais le tourbillon cairote ne m’en a même pas laissé le temps. Il m’a happé de son énergie chaotique. Les rues poussiéreuses et pleines à toute heure m’ont aspirée et m’ont laissé un sentiment ambigu en travers de la gorge. Quand j’imagine Le Caire, je ne sais pas par où commencer pour la décrire, elle grouille de partout, un perpétuel va et vient l’agite sans fin. Je ne peux donc pas décrire Le Caire en poésie mais en fragments de son chaos. En particules étincelantes de lumière de pollution et de bruits. Le Caire a une authenticité rare et frappante, une âme qui l’habite et qu’il est très dur de raconter. Je vous en livre donc des parties tout en anticipant mon échec structurel de vous en communiquer toutes les dimensions.

Le Caire est imparfaite et sincère, en constant dévoilement et en perpétuel mouvement. Le Caire est un diamant brut, avec mille et une facettes et une forme de cœur.

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DARB AL AHMAR

Pendant que le marché crache ses odeurs, sueurs et tremblements
Dans un espace gorgé de mille couleurs
Où les odeurs pestilentielles
Exhalent du corps putride
Du Caire meurtri, au corps balafré, au cœur fétide ;
Depuis la mosquée Mohamed Ali retentit le chant de la prière
Puissant, solennel et fluide.
Le Caire pleure ses morts ensevelis sous la poussière.

Immeubles historiques, momies, liberté, ciel et lumière.

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© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

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SUGAR COATED

‘Aassal, ichta w nour
Miel, crème et lumière
Fondent dans leurs bouches voluptueuses et amères.

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© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

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KHAN EL KHALIL AU COUCHER DU SOLEIL

Un vent charrie l’odeur du pain chaud
L’autre celui des odeurs pestilentielles, des poissons et des légumes
Une vague de mouvements, tout le monde s’active
Dans l’épaisse noirceur de Khan El khalil
Les mâles se penchent de toute leur masse
Et convergent vers les lueurs féminines
Brandissant leurs bouches comme le prolongement de leurs corps
Perlés de sueur.
Et quelques rues plus loin, des souvenirs, des cafés et des touristes.
Marchant dans les sentiers qu’on leur dessine.
A coup de pelles et de belles lueurs

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