Le réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch dévoile ses liens personnels avec le quartier de Sidi Moumen, l’une des banlieues les plus pauvres de Casablanca. Il y a trois ans, il y a inauguré le centre culturel, Les étoiles de Sidi Moumen, ouvert à tous les habitants du quartier.
ENTRETIEN.
Quelle est la particularité de Sidi Moumen et comment avez-vous commencé à fréquenter ce quartier?
Depuis les attentats de Casablanca du 16 mai 2003, qui ont causé la mort de 41 personnes, Sidi Moumen a mauvaise réputation au Maroc. La plupart des kamikazes étaient originaires de ce quartier. Je connaissais bien les lieux. Dans les années 1990, j’y avais tourné un documentaire sur le micro-crédit. J’avais aussi filmé les scènes d’ouverture de mon premier long-métrage Ali Zaoua, prince de la rue (2001) à Sidi Moumen. Les attentats de 2003 ont été un choc. Longtemps, je ne me suis pas senti prêt à retourner dans le quartier pour affronter cette réalité. C’est avec l’écrivain Mahi Binebine que nous avons eu l’idée d’adapter son roman Les étoiles de Sidi Moumen en film. Le scénario raconte les enfances difficiles de plusieurs des martyrs, terroristes à l’origine de ces attentats. Nous avons passé deux ans, entre 2009 et 2011, à Sidi Moumen, pour le travail de repérage qui a donné lieu au film Les chevaux de Dieu (2012).
De quelle manière ce film a-t-il inspiré la création du centre culturel Les étoiles de Sidi Moumen?
À la sortie du film Les chevaux de Dieu, nous avons cherché un moyen de projeter le film aux habitants de Sidi Moumen. Mais il n’y avait pas de cinéma à proximité. Alors on m’a proposé ce lieu, qui était à l’époque en très mauvais état. Nous avons pu y poser notre projecteur. Dix ans après les attentats, cette séance historique a réuni pour la première fois, côte à côte, des familles de victimes et des familles de kamikazes. Il y a eu une réelle émotion dans la salle. Avec Mahi Binebine, à ce moment-là, nous avons ressenti le besoin de monter ce centre culturel de Sidi Moumen. Il fallait que la culture inspirée par ce quartier, puisse aussi être réinvestie, particulièrement là où personne ne projetait d’avenir. On a appelé tous les artistes qu’on connaissait pour organiser une grande vente aux enchères. Grâce à notre réseau commun, on a pu lever 200,000 euros pour lancer le projet, la rénovation du lieu et équiper le centre.
Quelles sont vos motivations, vos espoirs autour de ce centre?
J’ai grandi à Sarcelles dans le Val-d’Oise, dans une banlieue où il n’y avait rien. C’est grâce à des lieux comme la Maison de la jeunesse et de la culture ou le Forum des Cholettes, fermé en 1999, que j’ai pu me construire. Nous souhaitions d’abord pouvoir dévoiler de nouveaux talents pour changer les représentations autour de ce quartier. Comme en France où, grâce à des personnalités comme Jamel Debouze ou Omar Sy, les regards sur la banlieue ont pu évoluer. Ensuite, il nous semble important de donner un espace d’expression ouvert aux jeunes de Sidi Moumen. Des possibilités d’expression qui soient autant d’alternatives à la violence, à l’endoctrinement, au fanatisme. Enfin, notre initiative s’inscrit dans le cadre d’une politique de désenclavement du quartier. Avec la nouvelle ligne de tram en fonction depuis 2012, nous souhaitons que le centre Les Étoiles de Sidi Moumen puisse être visité comme escale d’un nouvel itinéraire culturel à Casablanca.
REPORTAGE
Trois ans après l’ouverture du centre culturel Les Étoiles de Sidi Moumen, nous avons passé une journée dans cet établissement qui fait de l’accès à la culture sa priorité. Au programme du jour, rencontre avec quelques élèves entre un cours de beatbox, une séance de coaching et les riffs d’un jeune groupe de musique.
En poussant la porte du centre culturel de Sidi Moumen, malgré l’imposant hall d’entrée du bâtiment, on se sent le bienvenu. Car pour encourager les habitants du quartier à faire leur premiers pas vers ce nouveau lieu, l’accueil a été particulièrement réfléchi. Les bénévoles et une équipe dévouée à la promotion culturelle se montrent particulièrement attentifs aux passages.
« On veut montrer que la porte est ouverte à tous, qu’il n’y ait aucun frein psychologique pour venir se renseigner, s’inscrire… D’ailleurs, entre professionnels, on a laissé tomber la tenue costume-cravate. Cela peut paraitre banal, mais au Maroc, la plupart des institutions culturelles sont des lieux privés, avec des ambiances huppées. » témoigne Zouheir. Cet ancien chorégraphe professionnel, régisseur et adjoint de la directrice Sophia Akhmisse, accompagne les publics du centre culturel depuis son ouverture.
Ce matin, une famille du quartier se présente pour la première fois avec ses deux enfants. Au même moment, un groupe d’une vingtaine de jeune quitte une salle du premier étage dans un brouhaha enthousiaste. « Je viens de m’inscrire à un programme de coaching » explique Faiza, 22 ans en terminant de signer un document. « Ce sera une bonne occasion de réfléchir à mes objectifs » s’exclame la jeune femme, étudiante en anglais. Faiza habite à dix minutes du centre culturel. Elle a commencé par s’inscrire aux cours de langues, et elle a progressivement découvert les ateliers de musique avec une prédilection pour les percussions et le chant.
Depuis quelques mois, elle peaufine ses morceaux avec un groupe d’autres jeunes musiciens motivés par la scène. Ils se retrouvent tous les week-ends au centre pour répéter. « J‘ai une chance incroyable de pouvoir venir ici. Il faudrait pouvoir ouvrir d’autre lieux de ce type car cela remplit un grand vide« .
À ses côtés, Anouar, 20 ans joue de la basse. Il vit à Sidi Moumen et se rend au centre chaque soir et chaque week-end. « Pour moi ici, c’est la famille. Ma mère m’a parlé de ce lieu à un moment où je voulais faire de la musique, mais on n’en avait pas les moyens… Je suis venu un peu à reculons, avec une certaine méfiance, et maintenant je viens tous les jours! Au centre, ma personnalité s’est développée. J’ai appris l’importance et le plaisir de s’exprimer à travers des activités simples. C’est important pour ne pas se retrouver soumis à n’importe quelle autorité. » précise-t-il.
Le centre Les Étoiles de Sidi Moumen a attiré cette année près de 400 jeunes inscrits. Pour booster la fréquentation du centre, l’équipe a insisté sur l’implication des parents régulièrement invités à partager les ateliers et à découvrir les représentations. Les frais d’inscription, de l’ordre de 5 euros par mois, sont une manière de restreindre l’accès à des candidats sérieux et motivés. Pour les familles qui n’en ont pas les moyens, il est possible de faire parrainer son enfant. Ce parrainage tient à condition que l’enfant concerné n’en soit pas informé de ce dispositif spécial, pour ne pas affecter son ressenti, son implication. « Il est encore trop rare que les familles viennent spontanément pour un atelier d’art. Les cours de langues, perçues comme directement utiles par les familles, sont souvent un premier accès vers d’autres modes d’expression. Nous encourageons les élèves à essayer différentes disciplines. »
La proposition culturelle est affichée chaque semaine, avec un large éventail d’activités: cours de langues, de théâtre, d’art plastique, de musique… Et les idées de programmation sont régulièrement renouvelées. Anass, 27 ans, ancien rappeur professionnel mieux connu sous le nom de Bawss, est devenu un professeur emblématique du centre. Entrepreneur autodidacte, il a participé à l’émergence de la Positive School, département spécialisé autour du rap et des cultures hip-hop. « Je trouve qu’il est important de reconnecter les jeunes à l’héritage du hip-hop, à son origine contestataire et pas simplement commerciale. »
Anass est une personnalité clé du centre. Les candidats viennent de tout le Maroc pour passer des castings. « Nous avons commencé par proposer quelques journées de stage et maintenant nous avons une équipe de six coach pour animer des workshops de plus en plus pointus : production musicale, djing, breakdance, new style et beatbox.«
Une petite formation de beatboxer est justement en activité sur la scène de spectacle du centre. Le beatboxer Soufiane, alias Boobo, enregistre des boucles de son qu’il fait écouter à ses élèves en leur proposant des variations. Ses trois acolytes n’ont pas attendu le début du cours pour souffler leurs premiers sons. Soudainement, ils entament une improvisation de bruits soufflés-aspirés. « On peut imaginer reprendre n’importe quel orchestre à partir de ces enregistrements « , s’emballe Soufiane. « Le beatbox m’a tout appris. Grâce à lui, je rencontre des passionnés à travers tout le Maroc et dans le monde entier. À travers ce centre, j’espère créer une communauté marocaine dynamique autour du beatbox. Je vois des opportunités partout. »
Cette énergie est certainement l’un des ingrédients du succès des Étoiles de Sidi Moumen. En novembre 2017, une deuxième antenne du projet a ouvert à Tanger, dans le quartier de Beni Makada. L’équipe du centre planche aussi sur de nouveaux projets, comme celui de proposer des formations à la promotion culturelle, à travers le Maroc. Projet par projet, l’expérience de Sidi Moumen essaime, et montre qu’il est possible de rendre accessible la culture à des jeunes de quartiers oubliés, soudainement possédés par un bel élan de liberté.