2092.2 km, c’est le trajet Tunis – le Caire, 3h20min de vol, et le survol d’un pays, la Libye, toujours dans le chaos. Longtemps sous embargo, le pays n’a pu exporter de sa culture que des stéréotypes et des déclarations incongrues du président déchu Mouammar Kadhafi. L’instabilité qui y règne depuis 2011 a fini par nous décider à ne pas nous y rendre. Pourtant, en atterrissant en Egypte, nous ne ressentons pas le manque d’un maillon à notre chaîne de rihla. Du moins jusqu’à ce que nous rencontrions nos hôtes.
Après de longues péripéties routières -entre la recherche d’un chauffeur de taxi autorisé, la discussion d’un prix de trajet honnête et l’attente sans fin dans les embouteillages-, nous arrivons assez tardivement à l’appartement du jeune couple d’expatriés qui accepte aimablement de nous recevoir. En plein cœur du quartier d’Heliopolis, nous partageons notre premier diner au restaurant historique de l’Amphitryon.
Édifié en 1922, l’établissement a longtemps été fréquenté et apprécié par les soldats, pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous nous installons à la terrasse et relatons avec enthousiasme notre aventure et nos dernières rencontres. Valérie et Nicolas, nos deux hôtes, toute ouïe, veulent en savoir plus et nous interrogent sur nos découvertes libyennes. Surpris, nous avouons ne retenir de la situation actuelle que le déchirement terrible d’un pays autrefois bien prospère. La chute de Tripoli sous l’emprise des islamistes et l’incapacité du gouvernement et du parlement de Tobrouk à garantir une union nationale politisent tous les débats. Valérie hoche la tête et ajoute : « La scène musicale y est très politisée. La scène underground s’est prise de passion pour des chants révolutionnaires toujours en vogue ».
Valérie, consultante indépendante spécialiste de la Libye, a vécu 5 ans à Tripoli entre 2008 et 2013 et a concentré ses recherches sur « Les enfants de la Jamahiriyya (république des masses, néologisme invente par Kadhafi) », en particulier « la jeunesse libyenne sous Kadhafi: ses comportements sociaux, ses attitudes politiques et ses perceptions du discours officiel»*.
Le lendemain, je me dirige vers elle pour connaître quelques incontournables de la musique libyenne. La présentation de morceaux s’accompagne d’une brève histoire de la musique libyenne moderne.
Dans les années 1970, deux tendances musicales voient le jour et resteront populaires en Libye jusqu’à nos jours, la pop libyenne et le Marskawi.
Un interprète de l’époque, Nasser al-Mizdawi deviendra plus tard l’un des compositeurs du célèbre chanteur de pop égyptien Amr Diab, pour qui il compose la chanson très populaire « Ya Nour al-Ain ». Ahmed Fakroun, quand a lui fait carrière en Europe, où ses fusions entre rythmes disco et mélodies libyennes trouvent des adeptes, dont Coluche, qui apparaît dans l’un de ses clips en 1983.
Les musiciens fuient en ce temps la censure et la répression de plus en plus féroce en Libye. Le Colonel Kadhafi interdit dans le cadre de sa révolution culturelle déclarée en 1973 les instruments de musique dits « occidentaux » et notamment la guitare.
Parallèlement à la pop de Fakroun, nait aussi le Marskawi. Un style plus local qui mélange des rythmes traditionnels du désert libyen et des paroles populaires, qui ne manquent pas de séduire les classes populaires de Benghazi avant de s’étendre à d’autre territoires. .
Au début des années 1990, surgit une nouvelle tendance musicale, se souvient Valérie qui, enfant, connaissait déjà le pays. Au carrefour du raï algérien et du reggae jamaïcain, le reggae libyen satisfait, quant à lui, une génération à la recherche d’un nouveau swing.
Le régime, toujours placé au poste de contrôle de l’ensemble de la production artistique, se montre laxiste à l’égard de cette musique qui réclame la paix et l’harmonie et dont les paroles s’éloignent de toute critique du système.
Au milieu des années 2000, les jeunes amateurs de folk, de rock et de rap se saisissent des micros et auto-produisent leurs propres albums. Malgré l’absence de soutien étatique et la rareté des occasions de performance, ils réussissent à professionnaliser leur pratique et à créer un marché indépendant. Des noms comme : GAB (Good Against Bad) a Tripoli ou GUG (Guys UnderGround) a Benghazi, etc., marquent bien des esprits. Outre leurs studios d’enregistrement, ces groupes jouent essentiellement pour des fêtes privées ou des célébrations de journées internationales. Les textes politiques, encore rares, commençent tout doucement à faire leur apparition, notamment a travers le rap. Le rappeur Ibn Thabit, dont les chansons provocatrices feront partie du soundtrack de la révolution, commence à s’en prendre et à insulter le régime dans ses titres dès 2008.
Le rap est finalement le genre musical qui connait le plus de succès en se basant sur internet pour sa diffusion. En 2011, le début de la révolution a insufflé une dynamique foisonnante de création. Plusieurs groupes, auparavant apolitiques, commencent aussi à revendiquer une liberté à travers le flow.
La rébellion contre le tyran continue d’inspirer les paroliers, même longtemps après les événements de 2011. A présent, des thématiques comme le manque de perspectives de la jeunesse, la milice, les crimes, la propagation des drogues dans la société reviennent de plus en plus chez les rappeurs. L’exhibition de la foi et l’affirmation de sa pratique religieuse sont aussi un phénomène qui caractérise le rap libyen actuel.
Si, aujourd’hui, beaucoup de ces chanteurs ont émigré en dehors du pays, ceux qui restent sont concentrés dans un cercle privé à Benghazi. Certains ont rejoint les rangs des combattants et jonglent entre mitraillette et micros, se faisant porte parole de l’armée du General Haftar :
Notre discussion se clôt par une mise en relation avec quelques artistes libyens et une grande impatience de faire leur connaissance.
* Mémoire présenté dans le cadre du master recherche « Monde musulman » de Sciences Po Paris en 2009 et publié sous ce titre en Janvier 2012.