Ahmed El Attar: « Je pose un miroir devant la société égyptienne. »

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©DR

Sa dernière création, The Last Supper (2014), faisait partie de la sélection officielle du 69e Festival d’Avignon. Le metteur en scène égyptien, Ahmed El Attar, revient avec Avant la Révolution, créée au théâtre Rawabet au Caire en octobre 2017 et jouée du 28 novembre au 2 décembre au Tarmac, à Paris.

Une pièce puissante en forme de compte à rebours retraçant deux décennies d’oppression jusqu’au soulèvement de 2011.

Comment est née cette pièce et pourquoi avez-vous choisi de parler d’avant la révolution ?

Mon désir pour Avant la Révolution est d’ouvrir une réflexion et de proposer un regard différent. On parle beaucoup de la révolution, un peu moins de l’après, et jamais de l’avant. Je pense qu’aujourd’hui on a vraiment besoin de comprendre quelles dynamiques étaient à l’oeuvre, pourquoi et comment la révolution a eu lieu. C’est essentiel pour comprendre le présent et surtout pour préparer l’avenir.

Le texte tisse plusieurs sources d’inspiration : des scènes de la vie quotidienne, des discours, des slogans, des bulletins d’information… Pourquoi ce montage ? Quelle est votre méthode de travail ?

Comme ce n’est pas une fiction narrative habituelle, j’ai essayé de peindre une image de cette période sombre, pour la transmettre au spectateur. Il fallait pour cela que je retrouve une partie des éléments qui la composaient et représentaient l’état physique des égyptiens, en travaillant sur des registres variés.

Les scènes quotidiennes proviennent d’un travail d’écriture puisé, dans ma propre vie, les histoires que j’ai lues ou entendues, et dans la façon dont je regarde les relations humaines au sein de la société. J’ai souhaité montrer comment l’amour lui-même est tâché par la violence de tous les jours et déformé par une société comme celle-ci, quels sont les rapports de pouvoir quotidiens entre un homme et la nourrice de ses enfants, un policier et un homme qui a commis un délit. J’ai aussi choisi des accidents et des attentats terroristes qui ont marqué cette période, et des fragments de sermons religieux. Puis, c’est un travail patient de collage de tous ces éléments, une réflexion permanente pendant les répétitions jusqu’à trouver l’ordre juste.

Dans un temps resserré, deux acteurs sont debout sur scène, piégés dans un tapis hérissé de clous, et jouent ce texte dense dans une frontalité totale par rapport au public. Pourquoi ce choix d’une mise en scène minimale et radicale ?

C’est le point de départ de ce spectacle. Je voulais que les acteurs soient complètement immobiles pendant toute la représentation et regardent le spectateur. C’est une façon de questionner le jeu d’acteur. J’avais prévenu les deux comédiens, Nanda Mohammad et Ramsi Lehner, que ce serait l’un des rôles les plus durs de leur vie. Un acteur joue avec tout : son regard, quelques pas vers une chaise, la façon dont il pose son bras sur une table… C’est grâce à tous ces éléments que le texte théâtral devient humain. Quand on enlève ces possibilités, c’est très difficile pour les acteurs de se remémorer les mots et les sentiments, et d’investir le texte.

C’est aussi une expérience très intense pour le spectateur, plongé dans un flux de violence et de destins brisés. Quelle est la place du spectateur dans votre travail ?

Les acteurs portent le poids de ce texte, mais l’immobilité pèse aussi sur le spectateur. Je dis toujours qu’il ne faut jamais penser au public car les spectateurs sont très différents. Par contre, j’ai envie d’emmener les spectateurs vers un état, et pour y arriver, je réfléchis aux moyens théâtraux qui peuvent y conduire : la lumière, la scénographie et la musique très rythmée de Hassan Khan.

Je voulais que les spectateurs sortent de ce spectacle avec le sentiment d’oppression, de dépression et de violence que nous vivions avant la révolution. L’idée n’est pas d’engager les spectateurs dans une forme d’empathie ou de sympathie avec des personnages et des événements, mais vraiment de les immerger dans cette atmosphère, au point qu’ils ressentent un soulagement à la fin de la représentation.

De quelle façon envisagez-vous les différences de réception entre les publics égyptiens et occidentaux ?

Je pense que la différence des spectateurs est une différence de perception et d’intensité. Pour les spectateurs égyptiens, le spectacle renvoie à une partie de leur vie, de la réalité et de leur avenir. Nous avons donné une seule représentation en Égypte avant le départ de la tournée, et certains spectateurs étaient très émus, parfois jusqu’aux larmes. Mais la sincérité d’un spectacle dépasse les barrières de la langue et de la culture, et c’est cette sincérité qui ne peut pas laisser le public indifférent.

Le texte part des années 1990 pour parvenir à 2011, l’année de la révolution. Vous remontez le temps pour analyser les causes de la révolution et vous faites apparaître les dysfonctionnements de la société civile. Dans chacune de vos pièces, vous démontez d’une façon différente les relations de pouvoir et les carcans de la société égyptienne.

Je vis dans cette société, je la connais, elle fait partie de moi et je fais partie d’elle. Il y a beaucoup de problèmes, je choisis ceux qui m’intéressent. Certains s’intéressent à la politique, mais je vois autre chose. Je remarque comment le rapport au père est démultiplié et régit plusieurs niveaux de la société. J’observe les relations avec les femmes, les rapports de pouvoir à l’intérieur de la famille entre hommes et femmes. J’analyse les rapports entre maîtres et serviteurs et les rapports de classe.

Je m’adresse à ces problèmes, mais jamais de manière frontale et sans donner de leçons. Dans ma pièce précédente, The Last Supper, je décrivais une scène de tous les jours d’une famille égyptienne dans un salon. À travers les phrases, les gestes, les silences, des réalités apparaissent. On ne parle que de banalités mais il y a de multiples sous-entendus et des niveaux de lecture différents. C’est toute la complexité du travail. J’essaye de mener le spectateur vers une compréhension progressive et intuitive. Je pose un miroir devant la société égyptienne, mais c’est un miroir de cirque : il renvoie un reflet légèrement accentué.

Cette idée du miroir de cirque fait écho au décalage humoristique qui apparaît à la fin d’Avant la Révolution. La pièce dresse un tableau tragique, et pourtant vous terminez sur une série de blagues au sujet du président Hosni Moubarak, destitué au moment de la révolution.

La pièce est très sombre car c’est ainsi que je conçois la période d’avant la révolution. Mais les égyptiens sont très connus dans le monde arabe pour leur sens de l’humour. Ils ont une grande capacité d’autodérision. Depuis Nasser jusqu’à aujourd’hui, dans n’importe quelle situation, il y a toujours un humour grinçant qui bat les problèmes et les restrictions. Nous sommes opprimés, mais nous nous moquons du président. Je voulais aussi mettre en lumière cet aspect de la société égyptienne. Malgré la misère et la violence, nous ne cessons pas de rire. Et ce sont des blagues très drôles, pas uniquement politiques. Lorsqu’on les entend la première fois, on rit vraiment du fond du coeur. Je voulais finir sur cette note car je suis un éternel optimiste. Je voulais finir sur le rire du public.

Quel est votre prochain projet ?

Après The Last Supper, j’avais deux grandes envies : Avant la révolution et Mama. Ce sont deux spectacles complètement différents. Avant la révolution est une performance, Mama est une pièce d’ensemble et une fiction, qui porte une réflexion sur la place de la femme égyptienne dans la société contemporaine. Je considère que les femmes sont partie prenante de leur propre oppression, à travers l’éducation des garçons.

Elles sont opprimées par leurs pères et leurs maris, et lorsqu’elles donnent naissance à un garçon, c’est une véritable revanche sur la société. Elles développent un amour disproportionné et un chantage affectif qui est une façon de se venger de leur propre oppression. Ceci contribue à créer des hommes qui haïssent leurs propres mères. Il faut sortir de ce mécanisme de vengeance, pour former des hommes capables de respecter leurs femmes, leurs filles, leurs soeurs. J’ai aussi écrit cette pièce pour montrer la solitude des femmes dans ce monde.

Comment décririez-vous la vie culturelle et artistique au Caire aujourd’hui ?

L’Égypte est dans une période très délicate, d’abord économiquement. La livre a beaucoup perdu de sa valeur l’année dernière, la vie est très chère pour tout le monde. Il y a des conflits internes entre l’État et les islamistes de tous bords, ce qui cause des dégâts importants humainement et psychologiquement mais aussi socialement et économiquement. Avec le dernier attentat dans le Sinaï, la saison touristique est fichue. La vie politique est loin d’être stable. Des élections doivent avoir lieu, mais on ne sait pas encore quand, au mois d’avril ou de mai. Aucune perspective ne semble se présenter.
La culture et l’art subissent tous ces facteurs. Le secteur est affecté par l’économie, car la population n’a pas les moyens d’investir dans la culture. Une angoisse est présente, et parasite la création. Cela fait presque quatre ans qu’Abdel Fatah al-Sissi a pris le pouvoir, six ans que la révolution a eu lieu et beaucoup de choses ont changé trop vite. Les artistes sont confrontés à un sentiment d’instabilité. Nous sommes dans une phase de réajustement.

Pouvez-vous revenir sur votre engagement pour faire vivre les arts de la scène au Caire à travers le studio Emad Eddin, créé en 2005 ?

Je pense que la création artistique a un rôle essentiel dans le développement de n’importe quelle société. C’est pourquoi je m’investis à soutenir les artistes. Avec le studio Emad Eddin, je leur donne des lieux de répétition et de formation, et des opportunités de création. Nous sommes en relation avec beaucoup de structures culturelles et artistiques dans le monde. J’essaye d’envoyer des artistes égyptiens à l’étranger et d’inviter des artistes en Égypte pour former des professionnels des arts de la scène. Même si aujourd’hui nous vivons un moment de creux, un jour les choses vont reprendre. Il faudra être prêt à ce moment là.

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