A Alger, un élan de révolution éprend les stades de la ville. Au-delà des gradins, les chants de supporters emportent peu à peu les rues et réussissent à magnétiser des foules entières.
Dans le flot brumeux des fumigènes, les voix s’unissent et se rassemblent. Derrière, c’est le collectif Ouled El Bahdja qui orchestre les mouvements de cette foule hypnotique. Formé par les ultras de l’Usma d’Alger, il réussira à façonner, au-delà d’un chant de foot, un véritable hymne de la révolte.
L’hymne de la révolte
C’est bien connu, en Algérie comme ailleurs dans le Maghreb, les chants de supporters ont toujours été revendicatifs et contestataires : on y chante au-delà de l’amour d’un club, les malheurs et les misères d’une jeunesse désillusionnée. Pourtant, en diffusant leurs nouveaux titres en 2019, le collectif Ouled El Bahdja ne se doutait pas le moins du monde qu’ils allaient cette fois-ci faire changer le cours des choses.
Le 22 février 2019, c’est la magie qui l’emporte. Des milliers d’algériens sortent manifester contre le 4ème mandat du président algérien Abdelaziz Bouteflika. Un mouvement de contestation spontané, sans précédent, aussi imprévu qu’imprévisible, éclate alors contre un régime totalitaire et oppressif et dure plus d’une année.
Dans les rues, les manifestants reprennent en cœur dès les premiers jours de protestation les derniers titres de Ouled El Bahdja, à savoir La Ultima Verba et La Casa del Mouradia. Ces chansons jouent un véritable rôle de déclencheur, grâce à leur message clair, puissant et poignant. La Ultima Verba est reprise dans un featuring avec le rappeur Soolking qui totalise 2,5 millions de vue sur youtube, un jour seulement après sa sortie. La Casa Del Mouradia, parodie de la Casa de Papel, connaît également un grand succès avec son refrain accrocheur, reprenant ironiquement les 4 mandats du président Bouteflika.
Porte-voix de la jeunesse, mais aussi héros anonymes et faiseurs de l’ombre, les membres du collectif préfèrent rester discrets face au succès, refusant toute apparition médiatique et veillant à garder leur anonymat. Mais qui se cache derrière le Ouled el Bahdja ?
Ouled El Bahdja, les enfants joyeux d’Alger
Formé par les ultras du club de l’USMA, Ouled El Bahdja est connu comme étant le groupe plus engagé en Algérie. Le collectif serait constitué de 50 membres, incluant supporters et membres adhérents. Certains d’entre eux sont universitaires, d’autres chômeurs – tous participent à l’écriture des chants, en s’inspirant du chaâbi(chant populaire), du rap, en usant d’humour et de poésie. Ainsi, en gardant l’anonymat, c’est l’esprit du collectif et l’amour du club qui prime, mais aussi les valeurs de fraternité qui se transmettent d’une génération à une autre.
C’est en 2008 que le groupe de supporters se forme, d’abord sous le nom de Kop United. En 2010, ils adoptent l’appellation Ouled El Bahdja, en hommage à la capitale algérienne surnommée El Bahdja – la joyeuse. L’arrivée de Haddad en tant que propriétaire du club, pro-pouvoir et pro-Bouteflika marque un tournant dans l’histoire du groupe : beaucoup de chants engagés émergent pendant cette période. C’est là que Ouled El Bahdja devient un véritable groupe de musique. Leurs chansons, enregistrées avec les moyens du bord et publiées sur YouTube, sont reprises en chœur au-delà des stades.
A PROPOS DES ULTRAS EN AFRIQUE DU NORD
Le phénomène des ultras est récent dans la région. Il arrive en 2002 par la Tunisie, du fait de sa proximité géographique et de ses liens historiques avec l’Italie, où est née la culture ultra. Le mouvement a d’abord concerné les deux grands clubs du pays, l’Espérance de Tunis et le Club africain. Après la Tunisie, c’est au Maroc de rejoindre la dynamique en 2005 avec les ultras Green boys et Askary. En 2007 les ultras Ahly et Zamalek sont constitués en Egypte. La même année, c'est au tour de l'Algérie de rejoindre le mouvement.Cet engagement effronté leur coûte plusieurs fois d’être censurés à la télé. Le club de l’UMA est même interdit de diffusion à l’approche des élections, mais rien ne les arrête pour autant. En 2016 par exemple, ils n’hésitent pas à brandir un tifo à l’encontre de Haddad, président du club, lors d’une fête organisée en l’honneur de l’USMA, grand gagnant du championnat.
Les stades de foot, ces champs de bataille
Pour comprendre la portée des chants de supporteurs, il faut d’abord réaliser la place centrale qu’occupe le football en Algérie.
Dans une nation aussi jeune, le rapport au foot est passionnel et vire parfois à la démesure et à l’hystérie. Les victoires d’une équipe se transforment en fête nationale. L’amour d’un club nourrit un sentiment fort d’appartenance et d’identité, mais c’est aussi une question de représentation. Le foot fait partie prenante du quotidien des jeunes, c’est donc naturellement que ces chants se mêlent à des histoires de vie : on y chante les joies, les peines, les désespoirs et les galères.
Dans l’Histoire algérienne, les stades de foot ont toujours représenté un territoire de liberté. Pendant la décennie noire qui a emporté l’Algérie dans les années 90, le stade est un exutoire pour les jeunes : c’est le seul endroit où il est permis de se défouler. Plus tôt, pendant l’indépendance, c’est dans les stades de foot que la contestation commence.
Le football a donc toujours été politisé. Dissimulés dans l’engouement collectif et l’euphorie, les chants de foot sont des cris d’espoir et de revendication. Le peuple s’en est donc naturellement approprié comme une arme de contestation.