Ô nuit, Ô mes yeux : Il était une fois l’Orient perdu

Crédit : Ô nuit, ô mes yeux (Lamia Ziadé)
Ô nuit, ô mes yeux : Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem"  par Lamia Ziadé (Editions P.O.L, 576 pages, octobre 2015) 39,90 €

Ô nuit, ô mes yeux : Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem par Lamia Ziadé (Editions P.O.L, 576 pages, octobre 2015) 39,90 €

Avec Ô nuit, Ô mes yeux ce sublime roman illustré, Lamia Ziadé nous parle d’un temps que les moins de trois fois vingt ans ne peuvent pas connaître.

Le monde arabe en ce temps-là  gravitait autour de stars féminines libres et  vénérées de Marrakech à Bagdad. Le Caire, épicentre de cet âge d’or, accueillait en son sein intellectuels, princesses, banquiers, espions, artistes, poètes, danseuses et prostituées de toutes origines qui faisaient vibrer la capitale cosmopolite, alors ville de tous les possibles… Aujourd’hui tandis que  Damas saigne et Jérusalem pleure, que reste-t-il de ces années folles à l’orientale ?

 

 

L’histoire d’un âge d’or

À l’origine, Lamia Ziadé voulait consacrer un livre à Asmahan,  icône absolue, scandaleuse et ô combien talentueuse, morte à 27 ans dans un accident aux airs d’assassinat. Puis, en faisant des recherches sur le destin tragique de l’amira druze Amal Al Atrache, elle en vint à croiser la destinée de dizaines d’autres femmes, toutes plus extraordinaires les unes et les autres.

Ne pouvant s’arrêter en chemin, Ô nuit, Ô mes yeux retrace le Moyen-Orient des années vingt aux années soixante-dix. “ Si l’on raconte Asmahan il faut tout raconter : toutes les filles de cette époque, les chanteuses, les danseuses, les actrices, les tenancières de cabaret, les politiciens, les chanteurs. Et peu à peu, l’on se retrouve à raconter l’histoire du panarabisme”.

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Une fresque foisonnante de destins enchevêtrés

Lamia Ziadé nous livre un bijou, une fresque foisonnante où ses dessins à la gouache délicieusement rétro illustrent des textes, séquences de vie de ces légendes, qui ont fait battre des millions de cœurs arabes. En feuilletant les pages, on se doute que le travail de documentation fut considérable et l’on s’étonne ainsi  de découvrir des anecdotes sur ceux dont on croyait pourtant tout connaître.

En toile de fond, la grande Histoire se déroule : la lutte contre le protectorat français au Levant après l’effondrement de l’Empire Ottoman, l’Egypte du roi Farouk, la révolution de 1952, les guerres israélo-arabes et la nationalisation du Canal de Suez. La fierté des Arabes s’incarnait alors dans le charisme de Nasser et de son pendant féminin, Oum Kalthoum, celle que l’on surnommait l’Astre de l’Orient.
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Entre les deux une profonde amitié teintée d’un respect mutuel verra le jour ; le raïs parviendra même à l’impossible : convaincre la diva de chanter Abdelwahab, son plus grand rival depuis tant d’années. Le rêve de tout un peuple se réalise alors, la “quatrième pyramide” et le “dernier pharaon” réunis autour de ce qui reste une des plus belles chansons de la diva : Enta Omri.

Amour, alcool et tarab

Mohamed Abdelwahab révolutionnera la chanson arabe en l’ouvrant  de multiples influences : jazz, tango, valses, rumba… Originaire d’un milieu modeste et conservateur, à l’instar d’Oum Kalthoum, ce fils de muezzin (alors que le père de la chanteuse était imam), se battra toute sa vie pour faire reconnaître le statut d’artiste dans la société. A l’époque, ce n’était déjà pas chose aisée, même si après s’être plongé dans l’ouvrage de Lamia Ziadé on reste surpris de voir la liberté de mœurs qui y régnait : les frasques des belles de cabaret qui avaient défié leur famille vivaient d’excès assumés, enchaînant le whisky et les maris, comme la divine et sulfureuse Taheya Carioca, qui en collectionna quatorze…

J’ai éprouvé le besoin, personnel, de partager un autre monde arabe que celui qu’on nous montre tout le temps en Occident fait de terrorisme, de djihadisme, de femmes voilées, de considérations géopolitiques, de guerres

image5Certaines se remarièrent trois fois avec le même, ce fut le cas de Leïla Mourad avec Anwar Wagdi. Mais ici, la cruauté du destin rattrapa l’enfant chérie du pays du Nil, celle qui était la plus grande star du cinéma arabe. Au début des années quarante, personne ne se souciait qu’elle soit juive. Adulée, les officiers libres la firent chanter pour le premier anniversaire de la révolution.  Les tumultes  de sa vie conjugale et le caractère agressif et colérique d’Anwar Wagdi les mèneront au divorce à trois reprises. Ne pouvant plus se remarier, ce dernier lancera de folles rumeurs sur Leïla, l’accusant de collusion avec Israël. Ce sera la fin de sa carrière, même si Nasser se battit pour la laver de tout soupçon. Elle terminera sa vie en Egypte, recluse et tombée dans l’oubli.

Les années 70 ou le début de la fin

Ce ne fut pas la seule. Dans les années 80 certaines de ces anciennes vedettes alors dans le dénuement matériel acceptèrent des mallettes de pétro-dollars saoudiens en contrepartie  du port du voile, l’islamisation rampante de la société se répandant à toute vitesse depuis la révolution islamique d’Iran. Un épilogue tragique qui viendra clore des années mythiques, celles  où les Arabes pouvaient circuler librement de Damas au Caire en passant par Jérusalem et Beyrouth,  où le meilleur semblait à venir. Celles où les comédies musicales du couple mythique formé par Samia Gamal et Farid Al Atrache faisaient danser du Golfe à l’océan….

J’ai éprouvé le besoin, personnel, de partager un autre monde arabe que celui qu’on nous montre tout le temps en Occident fait de terrorisme, de djihadisme, de femmes voilées, de considérations géopolitiques, de guerres (…) Il était important pour moi de se souvenir que ce monde a existé, qu’une période d’ouverture, de tolérance, de création artistique avait été. Elle reviendra peut-être un jour, même s’il fait beaucoup d’optimisme pour le penser” déclare Lamia Ziadé.

Aujourd’hui les layali de Fayrouz résonnent toujours dans les taxis de Beyrouth et celles d’Oum Kalthoum dans les ruelles du Caire. Le tarab, cette extase musicale qui vous étreint le cœur, le soulève et le fait virevolter, est toujours là quand on entend leurs voix.  La passion et le glamour, eux, ont déserté, nous faisant même douter que ce temps ait réellement existé. Mais fort heureusement, la nostalgie enchanteresse qui se dégage d’Ô nuit Ô mes yeux est là pour nous le rappeler.

A découvrir le site internet qui accompagne l’ouvrage avec de nombreuses vidéos d’époque avec Sabah, Nour Al Hoda et tant d’autres.