Peut-on faire résonner le chant féminin au pays des mollahs ? C’est le combat de Sara Najafi, héroïne du documentaire iranien No Land’s Song.
En Iran, depuis la révolution de 1979, il est interdit aux femmes solistes de se produire en concert devant un public masculin. Opéra de Téhéran, septembre 2013. Sara Najafi, le visage radieux, annonce l’ouverture du concert qu’elle a organisé. Sur scène, cinq solistes femmes, un soliste homme, des musiciens avec leurs instruments traditionnels, face à un public de quelques centaines d’hommes et de femmes. L’issue victorieuse de la bataille menée par la compositrice Sara Najafi, sœur du réalisateur Ayat Najafi, est connue dès le début du documentaire. No Land’s Song raconte dans un long flash-back un voyage semé d’obstacles, mais aussi de nouvelles amitiés qui se nouent.
Téhéran-Paris-Tunis : à la recherche de sœurs de combat
L’histoire de No Land’s Song s’ouvre dans l’intimité d’une maison de Téhéran au début de l’année 2011, où l’on entend pour la première fois les amies de Sara Najafi chanter, cachées dans leur cuisine ou derrière les murs de leur jardin. En quelques instants, la puissance lyrique de leurs voix et la poésie des paroles interprétées convainquent le spectateur de suivre l’héroïne dans sa lutte pour faire sortir le chant féminin iranien de sa prison.
Bien inspirée, Sara Najafi cherche des soutiens dans son combat en se rendant à Paris pour proposer à deux chanteuses françaises, Jeanne Cherhal et Élise Caron, ainsi qu’à la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi de participer à son projet de concert. La caméra capte discrètement la complicité qui se noue peu à peu entre ces femmes, enthousiasmées par la découverte du sublime répertoire musical iranien. Dans une scène, le lien culturel inconscient entre les cultures persanes, arabes, et françaises se rend à l’évidence: « comment dit-on musique en farsi ? » demande un musicien français à Sara Najafi qui répond : mu-si-‘i (موسيقي) . mu-si-‘i en farsi, mu-si-‘a en arabe, musique en français : la même racine.
Ces scènes, tournées en 2011, au début du printemps arabe, rappellent aussi dans quel esprit contestataire et plein d’espoir vivait alors le monde arabe. Parmi les chanteuses, la Tunisienne Emel Mathlouti, la plus frondeuse de toutes, questionne l’aspect révolutionnaire du concert, lorsque celle-ci découvre qu’il ne pourra s’organiser sans autorisation officielle. Sara Najafi, l’Iranienne qui a participé à la « révolution verte » de 2009, déjà un peu loin derrière elle, propose d’accepter certains compromis dans le but d’accomplir l’ « acte le plus révolutionnaire que l’on puisse accomplir pour le moment ».
Un hommage à un monde disparu
No Land’s Song n’est jamais autant évocateur que lorsqu’il montre les façades décrépies des anciennes salles de spectacles du Téhéran prérévolutionnaire. Sara Najafi et ses amies solistes se promènent dans ces lieux peuplés de fantômes, alors que résonnent les chants des deux célèbres chanteuses iraniennes Qamar el Moluk Vaziri (1905-1959) et Delkash (1925-2004). Dans un film d’archives stupéfiant datant de 1960, on découvre Delkash interprétant une chanson poétique sur la beauté de l’ivresse, un petit verre de cristal à la main.
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Dans une autre scène située dans un café, des anciens habitués de ces théâtres à présent condamnés ou transformés en usines racontent avec enthousiasme des anecdotes sur les chanteuses qui peuplaient autrefois ces lieux. Plus tard, dans un magasin d’instruments de musique traditionnels, Sara Najafi joue du tar en accompagnant la soliste Parvin Namazi. Complice de ce bref instant de liberté, le vieux vendeur, ému, avoue son admiration pour la chanteuse, avant d’ajouter :« nous n’avons pas encore accepté que la musique ne soit pas liée au mal » : une incarnation assez éloquente des contradictions de la société iranienne actuelle.
Dédales administratifs et nouveaux espoirs
L’essentiel du combat de Sara Najafi se joue entre les murs du Ministère de la Culture et de la Guidance Islamique, où le protagoniste se rend plusieurs fois vêtu pour l’occasion d’un tchador et dissimulant un micro dans ses affaires. Les dialogues enregistrés clandestinement donnent un aperçu impressionnant du système de censure arbitraire du régime des mollahs. Discours contradictoires, injonctions à introduire des hommes parmi les solistes, blocage des visas pour les musiciens venus de France, tous les obstacles se dressent avec une brutalité qui ne s’encombre d’aucune justification.
Dans une toute autre scène, Sara Najafi se rend cette fois-ci chez un dignitaire religieux dans le but de comprendre les raisons de la censure du chant féminin soliste par la loi islamique iranienne. L’explication, très détaillée, fait état d’une fréquence particulière de la voix féminine, qui, au-delà d’une certaine limite, risque de « donner du plaisir » aux hommes et à leur faire « quitter leur état normal ». Au cours d’un second entretien, c’est la « douceur de la voix féminine » qui est propre à « changer l’humeur ». Sara Najafi écoute, impassible. Puis, par un effet de montage insolent, on la voit reprendre de plus belle les répétitions de son concert.
C’est finalement grâce à l’élection du président Hassan Rohani et au très relatif assouplissement de la censure que le concert sera autorisé. Le film, empreint d’un certain optimisme, laisse cependant quelques questions en suspens : qui sont les spectateurs du concert ? Qui est concerné par cette petite révolution ? Une chose est sûre : difficile pour les mollahs de contrôler les œuvres artistiques : piratées, elles sont échangées sous le manteau ou accessibles sur internet.