Naima Yazbek. Danser pour la liberté

Naima Yazbek à l'université de Kaslik en 2011. Crédit : Nio C.

Toutes les histoires débutent par une rencontre. Celle-ci, débute avec l’une des rares danseuses orientales professionnelles du Liban : Naima Yazbek.

Tout commence en 1996 au Brésil. Née à Sao Paulo d’une mère d’origine libanaise et d’un père portugo-brésilien au quart libanais, Naima Yazbek a grandi parmi la plus grande communauté libanaise au monde, estimée selon les chiffres de six à douze millions d’individus. Danseuse et chanteuse amatrice, elle est introduite par une amie, rencontrée lors d’un carnaval, à une professeure de danse orientale réputée qui la révèle à cette discipline. Six mois après, elle monte pour la première fois sur scène. Si elle aspire à une carrière artistique, elle sait qu’il est très difficile d’en vivre dans ce pays où la culture populaire de la danse et l’importance des diasporas arabes en ont fait un haut lieu du belly dance. Cinq ans plus tard, Naima décide de gagner l’Europe et participe en Allemagne à un programme multiculturel contre le racisme et la violence.

Elle y assure à la fois les représentations de capoeira et l’enseignement de la danse orientale, preuve de la richesse que constituent ses origines plurielles. Après des expériences au Royaume-Uni et en Espagne, elle se rend quelques temps en Egypte et renoue avec ses origines arabes dont elle chante la langue sans la comprendre. Mais le Liban, omniprésent dans le discours ambivalent de sa mère, occupe ses pensées. La guerre de 2006 passée, l’attraction pour le pays de ses ancêtres a raison de ses doutes et Naima s’installe à Beyrouth où elle vit depuis 2009.

Malheureusement, en 2015, la loi libanaise joue toujours en défaveur des femmes. Entre autres discriminations, ces dernières ne sont pas autorisées à transmettre leur nationalité à leur enfant. Malgré les nombreuses démarches effectuées auprès de la Sûreté générale ces six dernières années, les origines maternelles de Naima ne sont pas reconnues et ses papiers demeurent irrémédiablement portugo-brésiliens. Elle cumule ainsi trois tares au regard de la société : celles d’être une femme, étrangère et danseuse.

Malaise dans la civilisation

A première vue, pas une soirée orientale ne se passe sans qu’une chanson traditionnelle ne fasse lever les convives ou qu’une dabké ne soit entamée. Lorsque l’on y regarde de plus près, le champ professionnel de la danse au Liban est limité. Les écoles et les possibilités de carrière sont peu nombreuses. Si les danses européennes et latines ont gardé leurs titres de noblesse rendant leur pratique acceptable, il en est autrement pour la danse orientale dont les professionnelles se comptent sur les doigts d’une main. Dépositaires d’une culture millénaire, ces dernières sont pourtant systématiquement associées dans l’imaginaire collectif des sociétés arabes à l’activité de prostitution.

L’agenda de Naima ne désemplit pas. Chanteuse au sein d’un groupe, danseuse de samba, elle est aussi professeure de danse orientale dans un club de sport du centre ville. Seulement, enseigner la danse à des femmes la pratiquant comme divertissement est une chose, en faire son métier et se produire publiquement en est une autre. La majeure partie de son activité se déroule ainsi dans un contexte événementiel privé. La danseuse orientale est une invitée très prisée des grandes occasions telles que les mariages ou la soirée du jour de l’an durant laquelle Naima enchaîne généralement jusqu’à cinq représentations.

La société s’arrache la danseuse qu’elle sacralise tout en la rabaissant à un objet de désir. La seule scène publique sur laquelle Naima se produit régulièrement est celle du théâtre Metro Al Medina dans le quartier de Hamra. Dans un style épuré fusionnant ses influences, elle aime mettre en avant les accessoires traditionnels que sont le voile, le chandelier, le sabre et les sagattes. Le temps d’une danse, la police des mœurs s’interrompt et les jugements se suspendent… avant que l’hypocrisie ne reparte de plus belle. « Je suis parfois traitée comme une princesse, mais les mentalités sont trop souvent binaires : soit tu es une charmouta, soit tu es une femme à épouser. Pour satisfaire le second cas, la danseuse doit renoncer à son activité : il n’y a pas de place pour un entre-deux », résume Naima.

Malgré l’admiration et la fascination qu’elle peut susciter, elle est considérée comme ayant renoncé à ses responsabilités de femme. Comme la célèbre Asmahan qui abandonna sa carrière musicale en devenant mère – carrière qu’elle reprendra en tant que femme divorcée revendiquant sa liberté, il semble qu’il faille choisir : la danse ou la vie de famille.

Descente dans l’enfer du trafic de femmes

Au Liban, l’existence de cabarets gangrène la discipline et entretient les amalgames. Beaucoup de femmes étrangères sont attirées dans le pays par des promesses de travail au salaire très attractif émanant des gérants de ces clubs qui vont jusqu’à prétendre leur fournir des papiers régularisant leur situation. Seulement l’argent n’a pas de parole et une fois arrivées au Liban, ces mêmes recruteurs confisquent leurs passeports.

Les « faveurs complémentaires » remplacent rapidement la danse, et voilà les filles envoyées « boire un verre avec le client ». Certaines viennent en connaissance de cause, persuadées de trouver une vie meilleure qu’aux Philippines, Sri Lanka ou Cameroun ; la plupart déchantent. Naima a toujours tenu tête aux réseaux qui ont tenté de l’approcher et ne manque jamais une occasion pour les dénoncer, à l’instar d’associations libanaises comme Kafa dont le travail est remarquable.

Le pire advient quand ces attitudes personnelles trouvent un prolongement dans les démarches institutionnelles. Harcelée par un homme qui prétendait vouloir l’embaucher, Naima a découvert par le biais d’une application téléphonique que les appels provenaient des moukhabarat – autrement dit, qu’il s’agissait pour les services de renseignements de tester sa moralité. De façon plus officielle, les services de l’immigration fixent l’achat du permis de travail à un prix élevé pour les danseuses, à quoi s’ajoutent les taxes spécifiques dont les étrangers doivent s’acquitter et – au comble de l’humiliation, un test de dépistage sanguin à effectuer tous les trois mois, destiné à lutter contre la prostitution.

Avant de trouver un sponsor comme le veut le système migratoire de la kafala, Naima a été convoquée plusieurs fois pour des interrogatoires à la Sûreté générale. Elle avait été dénoncée par un coup de fil anonyme à la suite d’une représentation dans un restaurant. Désormais connue et respectée pour ses activités purement artistiques, elle n’est cependant jamais parvenue à désamorcer les soupçons. Il reste inconcevable pour les représentants de l’Etat de comprendre pourquoi une femme brésilienne célibataire viendrait seule s’établir au Liban sans se prostituer, si ce n’est pour trouver un époux libanais. N’en déplaise à ces messieurs, le Liban détient fort heureusement de nombreuses autres richesses que sa gente masculine.

Crédit : Zain / Danielle Choueiry  Kassouf

Crédit : Zain / Danielle Choueiry Kassouf

Misr et son image inquiétante dans le reflet des sequins

La situation en Egypte constitue certainement le comble de ce rapport paradoxal de la société à la danseuse. Pays de référence où le belly dance s’est développé au cours de la première moitié du XXe siècle, comptant des salles de spectacle mythiques où se sont produites les grandes stars de la discipline, l’Egypte est certainement devenue l’un des pays où il est le plus dangereux de se produire. La crispation des mentalités autour de la question des mœurs, accentuée par l’instabilité post-révolutionnaire, a conduit à une stigmatisation des danseuses dont les rares apparitions s’effectuent dans un cadre privé et confidentiel, au mieux lors de festivals temporaires.

Alors que Naima a été amenée à s’y produire à plusieurs reprises, le souvenir de son récent spectacle lui laisse un goût amer. Programmé pour une durée de vingt jours, ce dernier a été suspendu après deux soirs suite au jugement rédhibitoire haram de sa danse par l’autorité morale locale, tandis que se poursuivait celui de gogo danseuses venues de Londres. La semaine suivante, la danseuse égyptienne la plus célèbre du moment était à l’affiche. Du malaise et de l’ambiguïté, nous sommes passés à la schizophrénie la plus totale. Et ce double rapport d’attraction/répulsion que suscite l’expression corporelle d’une femme hors de la sphère privée, aussi artistique – voire sacrée, soit-elle, en dit long sur le malaise des sociétés actuelles et leur gestion des corps. La danseuse incarne ainsi un miroir reflétant une image inquiétante, à laquelle il ne fait pas toujours bon de se confronter. Comment on est-en arrivé là ?

Whatever Naïma wants, danser pour la liberté

En dépit de toutes les difficultés, Naima ne se décourage pas. Elle fait partie de ces êtres humains qui continuent, à quarante-trois ans, à s’émouvoir de la misère humaine, et à s’indigner des nombreuses injustices de ce monde. Elle a ainsi rendu visite à des enfants des camps de réfugiés syriens, leur proposant la danse comme moyen éphémère de s’évader du quotidien et a participé à des séances pour sensibiliser les enfants atteints de handicaps. C’est avec un courage certain qu’elle dénonce la condition des femmes dans les médias, quand tant d’autres dans l’instabilité de sa situation se tairaient. Rester et continuer à danser, c’est là le plus bel acte de résistance qu’elle puisse non seulement offrir à ce si beau pays, mais aux femmes du monde entier.

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