Repenser l’arabité, c’est ce que se propose de faire cette Muqtatafat, sélections de BDs reprenant des dessins du Liban, de l’Egypte, de la Palestine et de la Jordanie.
Cette muqtatafat, c’est-à-dire une anthologie ou une collection en arabe, présente une sélection de travaux de dessinateurs indépendants de bandes dessinées du Machreq, incluant le Liban, l’Égypte, la Palestine et la Jordanie. Cette collection permet d’appréhender différemment cette région car à travers les travaux des différents artistes, leur style ou leur genre, nous retrouvons des représentations complexes des spécificités culturelles des pays. Ainsi, cette anthologie présente la possibilité de repenser l’arabité sans se référer directement aux nationalismes ou à une entité régionale globale.
Publiée aux États-Unis l’hiver dernier chez Ninth Art Press, elle n’a pas encore été traduite en français. Mais cette muqtatafat apporte beaucoup car la diffusion et la connaissance de cet univers sont très floues dans le monde occidental où le marché pour la traduction des ouvrages en langue arabe est quasi inexistant. Si le mot « anthologie » pourrait prêter à confusion il ne faut pas l’amalgamer avec un projet qui tend vers l’exhaustivité. Dans le cas présent, leur objectif fut de dresser un éventail de cette scène artistique indépendante, à travers un essai et quatorze récits illustrés représentatifs du Levant arabe. Ce « ils » concerne A. David Lewis, Anna Mudd et Paul Beran, des chercheurs de Cambridge et de Boston, qui ont mis cinq ans à trouver un éditeur pour cet ouvrage.
Le contenu de cette collection est impressionant — de l’autobiographie à la politique et du surréalisme au plus stupide, ainsi qu’une magnifique introduction faite par l’une des artistes pour donner des éléments de contextualisation ¹.
Même si les artistes ne sont que brièvement présentés dans la préface, la dessinatrice et chercheuse libanaise Lena Merhej recontextualise historiquement et socialement la place de la BD arabe dans l’introduction. Les planches vont ensuite se succéder, pensées et faites par différents artistes : Lena Merhej (Liban); Mike V. Derderian (Jordanie); Omar Khouri (Liban); Maya Zankoul (Liban); Nidal El Khairy (Jordanie); Mahdi Fleifel (Palestine, Pays-Bas); Basel Nasr (Palestine); Ghadi Ghosn (Liban); Sandra Ghosn (Liban, France); Wassim Maouad (Liban); Magdy El Shafee (Egypte); Jana Traboulsi (Liban); Mohamed El Shennawy (Egypte); Barrack Rima (Liban, Belgique); Mohamed Tawfik (Egypte).
Cet ouvrage paraît en raison du climat hostile qui pèse sur les dessinateurs et les caricaturistes du monde arabe victimes de la censure. Comme l’indique Jonathan Guyer dans son article, que ce soit le meurtre du contestataire palestinien Naji Al-Ali à Londres en 1987 ; l’assassinat des Algériens Guerrouj et Mohamed Dorbane en 1995 et en 1996 ; le meurtre des militants libyens Tawfik Bensaud et Sami Elkwafi en 2014 ; plus récemment, il y eut l’ébranlement du collectif Samandal en septembre 2015 lorsque ses membres durent payer la somme de $20 000 à cause d’un procès perdu, engagé à la suite d’une publication de l’été 2010 qui selon la Sûreté générale du Liban incitait aux luttes sectaires et dénigrait la religion (l’affaire fut mise en dessin par Lena Merhej, cliquez ici) ; fin janvier dernier, l’emprisonnement d’Islam Gawish, à cause de ses dessins critiquant le président Abdel Fattah al-Sisi et l’État égyptien fit réagir fortement le réseau d’artistes. La publication de Muqtatafat vient de ce fait supporter d’une part les victimes de la censure mais surtout leur donner une visibilité dans le monde occidental.
Au-delà de la politique et de l’activisme, la nouvelle vague et les bandes dessinées arabes sont également reliées à cause de leur pénurie.
Les nouvelles publications de qualité sont difficiles à trouver. Lors d’un voyage récent à Dubaï, je me suis rendu à la chaîne Kinokuniya, qui compte plus d’un demi-million de titres. Je me promenais dans ce magasin de plus de 6 300 m² pour ne trouver qu’un rayon sur la bande dessinée en arabe. Il était tout petit : il y avait le deuxième numéro d’une série de science-fiction égyptienne, certains mangas, quelques autres volumes traduits comme Le Petit Prince et quelques livres pour enfants accidentellement mélangés. Les librairies d’Alger, de Beyrouth ou du Caire font mieux, mais il est encore rare de voir plus d’un rayon rempli de bande dessinée indépendante, même dans les meilleurs — ce malgré l’ampleur des nouvelles productions. Même dans l’énorme foire du livre du Caire, il était impossible de trouver de la bande dessinée politique libanaise, marocaine ou tunisienne, encore moins les fanzines égyptiens comme Tok Tok. Le plus grand choix de bandes dessinées arabes (comic strip et cartoon confondus) jamais vues en un seul endroit était, de façon surprenante, à la librairie de l’Institut du Monde arabe à Paris².
L’anthologie Muqtatafat nous donne enfin une belle introduction de la scène émergente de la bande dessinée arabe, politique, unique, satirique ou fantaisiste, en présentant des perspectives inhabituelles sur la créativité des cultures du Mashreq contemporain. Comme ce livre porte une attention particulière aux problèmes liés à la censure, le bénéfice des ventes est directement reversé au collectif Samandal pour le soutenir dans la poursuite de son activité.
Muqtatafat : A Comics Anthology Featuring Artists from the Middle East Region, écrit par A. David Lewis, Anna Mudd et Paul Beran, publié par Ninth Art Press, 2015, 112 pages.
¹ Anna Mudd in mylynxqualey, « Ground-breaking Middle Eastern Comics Anthology Launches; Proceeds to Support ‘Samandal’ », in Arabic Litterature, 18 décembre 2015.[↑]
² Joanathan Gruyer, « Understanding Arab Comics » in Los Angeles Review of Books, 9 juillet 2016.[↑]