Durant notre passage à Rabat, Morran Ben Lahcen nous accueille dans son atelier pour la matinée. Même en n’ayant duré qu’une poignée d’heures, notre rencontre avec l’artiste aura réussi à nous transporter dans une vision du monde qui lui est propre et respire d’une énergie créatrice.
Les débuts
Né dans une ferme située dans les environs de Marrakech, Morran nous raconte ses débuts avec beaucoup d’émotion. « Je vivais comme Mowgli » nous confie-t-il. A la fois proche de la nature et livré à lui même, Morran nourrit alors une vraie passion pour le dessin. Sa curiosité le pousse ensuite à découvrir d’autres disciplines puis à s’évader peu à peu vers des villes où les cercles musicaux et artistiques étaient plus larges et plus faciles d’accès. Cette quête le mène alors à Casablanca où ses réflexions mûriront et se transformeront petit à petit en un vrai projet artistique d’envergure. N’ayant pas fait d’études d’art à proprement parler, Morran expérimente d’abord différentes techniques. Il commence par le graffiti puis évolue rapidement vers de nouvelles expériences graphiques comme la peinture sur toile ou la sculpture, ce qui compte pour lui étant d’acquérir un bagage technique qui lui permette ensuite de créer dans des médiums variés; pour- le cliché urbain dans lequel on l’emprisonne parfois.
« On était affamé » dit il en parlant de sa génération.
Sans internet, se regrouper par centre d’intérêt était une tâche difficile et croire en la possibilité de vivre d’art, encore plus ardu. Mais en s’entourant de personnes qui le soutenaient, Morran a réussi à développer son aptitude pour le dessin et à se servir de son œil artistique pour déchiffrer le monde.
« Mon père était mon premier fan. J’ai toujours attendu les notes de sa part. Même s’il n’avait pas de formation artistique, il me suffisait de voir son regard sur mon travail pour avoir une vraie satisfaction. »
Grâce au soutien de ses proches, Morran poursuit alors son parcours artistique et se fait exposer en 2014 dans la Galerie David Bloch à Marrakech. Il y fera également une résidence de 3 mois qui lui permettra d’approfondir ses recherches et de capter les ondes de « cet espace plein d’énergie ».
Une réflexion sur l’individu et son espace temps
Il y a 3 ans, Morran entame une recherche qui ne le laissera pas indemne. Il réfléchit au monde qui nous entoure et à la matrice qui le découpe. Il se rend alors compte que notre vécu se subdivise et se classe selon 2 dimensions : le temps et l’acte. Tout ce qu’on vit et toute la matière qui nous entoure existe par ces deux dimensions verticale et horizontale. Ce croisement de lignes qui l’obsède deviendra alors une signature technique qu’il utilisera pour rendre visible la matière invisible qui nous enveloppe.
Cette matrice qui s’applique au temps est aussi une métaphore de l’existence, dont la naissance est verticale et dont les développements horizontaux (travail, confort…etc) font oublier à l’homme la beauté de l’ascèse et la nécessité de s’extraire d’une matrice spatio-temporelle au quadrillage étouffant.
Morran s’intéresse aussi aux champs magnétiques qui existent aussi bien entre les individus que dans la nature. Pour lui, l’énergie est partout dans le monde mais on ne choisit pas le bon angle pour la voir. Morran s’intéresse « au nuage de la personne », à son psychisme onirique mais il ne veut pas s’éloigner de la réalité brute et froide, de par les matières qu’il utilise : verre synthétique et métal. Ce paradoxe assumé donne naissance à des monstres d’acier qui incarnent matériellement la volonté de « ramener des œuvres du monde psychique au monde réel » et de faire exister une pensée alternative avec le médium de la modernité. Les sculptures de Morran n’ont pas de grille de lecture, pas de socle ni de position précise, elle peuvent être vues de mille façons différentes.
Morran travaille ses oeuvres en captant tout ce qu’il peut, « en le transformant en énergie et en reconstruisant le monde ». L’artiste utilise donc les matière du monde d’aujourd’hui pour mieux les détourner, tout en restant accessible au plus grand nombre. Il n’a pas d’autre prétention que d’être « spectateur de la brutalité actuelle » et de tenter d’en exposer l’invisible et l’oublié. L’Esthétique n’intéresse pas Morran, « j’aime beaucoup quand on me dit que c’est moche ou que l’on se sent mal à l’aise » lance t il. Son travail prend corps dans une relation à l’humanité au sens large et dépasse le cadre du beau.
Reconstruire et sculpter l’art au Maroc
Pendant la période dite des « Printemps Arabes », le bourgeonnement artistique déjà existant au Maroc a soudainement commencé à intéresser les gens. La parole a alors été donnée aux artistes pour montrer leur travail et il était tentant de céder à cette vague artistique avec son lot de thèmes à la mode et de messages préfabriqués. Morran n’a pas voulu se laisser emporter dans cette spirale et a préféré garder un travail dont le message ne se dévoile pas instantanément.
Morran oeuvre cependant pour accompagner les nouveaux talents qui se sont développés grâce à cette accélération récente et à déjà travaillé avec les Abattoirs de Casablanca pour échanger avec la nouvelle génération d’artistes et proposer un accompagnement technique.
Morran ne veut pas être un artiste qui observe de sa tour d’ivoire la société d’aujourd’hui, il en dévoile les contours dans son travail artistique a pris très à cœur la mission de « changer la mentalité des gens sur le statut de l’artiste et le rôle qu’il a à jouer ». A la fois observateur de la société et acteur de sa mutation, Morran se balade allègrement sur les frontières du cercle social qu’il déconstruit pour mieux reconstruire.