Damas, mars 2011. La révolte gronde dans la rue et dans le cœur de la jeune Nahla, qui s’apprête à subir un mariage arrangé. Voyage intime, Mon tissu préféré, le premier long métrage de la réalisatrice syrienne Gaya Jiji est aussi un hommage à un monde déjà disparu.
Mon tissu préféré est un film peuplé de femmes : la jeune fille, les sœurs, rivales ou amies, la maman et la putain s’y croisent dans un immeuble de la banlieue damascène. Nahla, 25 ans, vit entourée d’une famille sans père, au quatrième étage, et la société la presse de se marier. Au second étage, une maison close tenue par madame Jiji lui offre un espace pour s’échapper.
Ces figures de poncifs ne laissent présager rien d’original, pourtant la réalisatrice parvient à éviter la démonstration et à imaginer un récit évocateur et crédible. Mon tissu préféré n’est pas la peinture sociale d’une femme arabe qui refuse d’épouser un homme imposé dans un contexte d’entrée en guerre mais l’exploration de l’imaginaire d’un personnage rare dans le cinéma moyen-oriental, parce que non idéalisé dans sa révolte.
Prisonnière d’un environnement binaire (la famille/oppression, le bordel/liberté-autre oppression) Nahla fait preuve d’une ambiguïté passionnante tout au long du film. Elle est sceptique par rapport à l’amour, tristement lucide par rapport au patriarcat, fascinée par le monde de la maison close, tendre mais aussi très cruelle avec ses sœurs, absorbée par ses fantasmes, inflexible et terrifiante avec ses prétendants. Sa relation avec son futur époux, un Syrien plus âgé qu’elle vivant aux Etats-Unis est ainsi dépeinte de façon originale et engagée : Nahla refuse d’être séduite et soumise, elle ne cesse de le provoquer et c’est elle qui envoute, manipule et possède.
La mise en scène de Jiji est tout au service des rêveries érotiques et sombres de son héroïne (les fantasmes de Nahla impliquant un jeune homme au physique d’acteur de soap-opéra turc sont subtilement drôles, parce que très naïfs), alors que résonnent à la radio les nouvelles de la révolution qui commence. C’est la tenancière du bordel, Jiji – qui porte le nom de la réalisatrice – qui ramène Nahla a la réalité : elle doit maintenant devenir une femme. L’héroïne parvient à ne pas se contraindre aux deux chemins proposés : elle évite et le mariage et la prostitution (magnifique scène hors du temps dans laquelle elle interrompt le récit biblique de Joseph et ses frères pour frustrer son client, un clin d’oeil appuyé aux Mille et une nuits). Quelle autre voie y-a-t’ il? Le film n’y répond pas, mais suggère fortement que Nahla est devenue un vrai sujet.
Qu’en est-il du monde réel, de la guerre qui éclate dehors ? Le film a quelques difficultés à passer de l’imaginaire et des tourments de la jeune fille aux images documentaires des premiers bombardements. Mon tissu préféré n’a pas été tourné à Damas, mais à Istanbul (un autre univers, une autre langue…), ce qui, bien que justifiable et compréhensible, renforce l’impression que la réalité syrienne est impossible à saisir. Et que ce n’est pas l’ambition de ce film de le faire.
Et puis, il y a cette incapacité de l’héroïne à faire partie du monde : la lutte qui s’annonce n’est pour Nahla qu’un bruit de fond angoissant et incompréhensible, elle qui regarde passer des manifestants fuyant la police sans réagir. On peux rappeler que les premiers Syriens à s’être soulevés, hommes et femmes, pour demander la démocratie et le départ de Bachar al Assad en 2011, ont été massacrés, torturés et arrêtés en masse. Leur voix a été oubliées, effacées et remplacées par celle des djihadistes, pour beaucoup venus de l’étranger. Mon tissu préféré est aussi un hommage à ces disparus-là.
« Mon Tissu préféré » de Gaya Jiji, France-Turquie, en salles le 18 juillet 2018