Malek Gnaoui, le céramiste contemporain

Malek Gnaoui est une personnalité discrète, mais attachante. Après l’avoir d’abord rencontré au centre-ville, nous rejoignons le grand gaillard barbu dans un palais au cœur de la ville de Tunis, au QG de Dream City festival d’art contemporain dans l’espace public.

Apaisés par les couleurs verdoyantes des façades du palais de la médina et le chuchotement de la fontaine du patio central ; nous conversons avec Malek à l’abri de la lumière aveuglante des matins tunisois.

De Céramique et d’art contemporain

Formé à l’école d’Art et de décoration ainsi qu’au Centre National de Céramique Sidi Kacem Jellizi ; Malek se met rapidement en tête de détourner « le matériau noble et rigide qu’est la céramique pour le rapprocher du public actuel ».

La céramique n’est pas une matière facile à manipuler : « tu as une idée, tu la mets au four et ça donne autre chose », lance Malek.

Mais au-delà de cette caractéristique structurante, les codes artistiques de cette matière dite noble restent figés par la poterie ou l’artisanat :

« Les maitres actuels de la céramique sont un peu carrés et fixés sur la technique. L’idée était donc de remettre la céramique au goût de l’art contemporain en l’accompagnant de sons et de vidéos ».  Accompagné dans cette démarche par la Gallerie Salma Feriani, Malek développera une réflexion principale dont il creusera les contours et épuisera les dimensions au gré des expositions et des rencontres artistiques.

© Malek Gnaoui

© Malek Gnaoui

La genèse de black sheep

Depuis 2012, Malek est habité par une réflexion sur la société qui l’entoure et les rituels qu’elle perpétue. Cette réflexion l’amène peu à peu sur les sentiers de la notion de sacrifice, aussi bien au sens propre qu’au figuré, pour désigner celui qui est exclu de la cité.

« Le sacrifice comme celui d’Aid el Kebir, est ritualisé, vertical et relié à dieu. Mais il y a pourtant tout un autre volet du sacrifice, davantage horizontal, perpétré par la société elle-même. D’une manière générale, toute personne qui a du pouvoir, sacrifie plus faible qu’elle pour exister socialement »

Pour donner corps à cette réflexion autour de l’assujettissement et l’asservissement, Malek Gnaoui commence par exploiter la forme des couteaux en l’esthétisant. Pour ses premières expositions « L’abattoir » et « Have a knife day », il suspend une série de couteaux, au nombre des membres de sa famille, sur un mur blanc et l’intitule « portrait de famille ».

Éclairés par une lumière rouge et parfaitement polis, les couteaux suspendus détournent presque de leur usage premier : tuer, trancher et découper.

© Malek Gnaoui

© Malek Gnaoui

On trouve aussi dans l’exposition une pièce qui glace d’effroi : Kill your Killer. Planté dans un mur duquel dégouline une trainée de sang rouge vif, un autre couteau trône de sa blancheur immaculée.

Les œuvres de Malek sont volontairement provocantes, l’artiste aime en effet travailler sur le contraste entre la vision et le concept.

« Le monde est un abattoir aux noms de principes creux », lance Malek ; avant d’ajouter :

« Comme on dit en Tunisie, la patrie est pour les riches et on donne le patriotisme aux pauvres ».

Estampillés Black Sheep, tous les couteaux renvoient d’une part au sacrifice du mouton que les gens pratiquent rituellement sans toujours croire à son origine mystique ; et d’autre part au « caractère moutonnier » de toutes les guerres et violences qui se répandent aujourd’hui et envahissent les médias d’effusions sanglantes. L’exposition « Abattoir » déplacera sa réflexion de Tunis à Paris, où Malek passera un an à la cité des arts ,mais aussi à Londres, où elle trouvera du succès auprès de ceux qui ne connaissent pourtant pas si bien le rituel de l’Aid.

Au fur et à mesure que sa réflexion murit, Malek s’entoure d’artistes d’autres disciplines et participe à la fondation du collectif « Politiques ». Politiques et un collectif qui détourne à dessein le terme de « politique » pour inviter à une réflexion ancrée dans la cité au sens grec : la polis ;  inscrite dans l’action concrète et les manifestations artistiques.

Cette expérience collective lui permettra d’ailleurs de faire naitre sa deuxième exposition à partir de la première : en enregistrant un spot du lancement de produit du projet suivant  « Fabrica 04 64 »

Malek Gnaoui © Mehdi Drissi

Malek Gnaoui © Mehdi Drissi

L’armée de black sheep :  Fabrica 04 64

Faisant référence à son numéro d’extrait d’acte de naissance, l’exposition s’intéresse à la labellisation des étapes de vie comme de mort. Malek nous apprend en effet que nous avons un numéro assigné à notre naissance puis un numéro à notre mort. Sa réflexion en mise en abyme, interroge à la fois notre statut de consommateur et de consommé, labellisé et emballé comme tout le reste :

« Tu es un produit comme les autres. Soit tu consommes, soit tu deviens un produit consommable ».

Pour reconstituer une réelle ambiance de consommation, Malek invite le spectateur à une réelle synesthésie. Entre les fioles contenant les testicules du black sheep, les cylindres transportés sur une petite mobylette, les vidéos d’égorgement installées çà et là et le parfum de l’Aid, fait à l’ancienne, avec un alambic ; l’expérience est complète.

Cette véritable économie de la mort se dote aussi d’une monnaie, qui appuie et ancre le rituel mortuaire dans la réalité mercantile. Les fêtes rituelles, tout comme les relations sociales ; rentrent selon Malek, dans cette analyse de la consommation qu’on jette dès lors qu’on en a épuisé la substance.

© Malek Gnaoui

© Malek Gnaoui

Dream city, rapprocher l’art contemporain des Tunisiens

Malek déplore le désintérêt de la population à l’égard de l’art contemporain. Pour lui, c’est aussi aux artistes d’aller chercher leur public et de ne pas attendre qu’il pousse les porte des galeries. Dans le cadre de Dream city, Biennale d’Art contemporain sur l’espace public en Tunisie, Malek nous explique le concept qu’il souhaite exploiter pour s’inscrire dans cette démarche inclusive des populations de la médina.

Malek a en effet tourné des interviews des jeunes en quartier qui passeront en voix off sur des vidéos des abattoirs de wardiya. La projection se fera à l’intérieur d’un camion itinérant qui déambulera dans la médina et comportera le mot « maslakh » (abattoir) sur ses façades extérieures.

Avec cette idée, Malek pousse donc encore plus loin la mise en abyme :

« les jeunes du quartier sont à la fois à l’extérieur du camion et dans la vidéo qui est projetée. Ils regardent et sont regardés comme ceux qui vont être sacrifiés ».

Toujours subtilement dérangeante, la réflexion artistique de Malek sort le spectateur de son insécurité en l’obligeant à se confronter à une réalité qu’il n’est pas toujours facile d’accepter.

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