Aujourd’hui, Camille Leprince, à l’origine du web-documentaire Fabriq Algeria, nous présente son nouveau projet « Ma Joconde, ma Guernica, mon Amour ». Un projet multimédia qui explore la place des femmes engagées à l’heure où ces dernières sont encore aux prises avec les remous du Printemps arabe. Entretien.
Bonjour Camille Leprince. Tout d’abord, avant d’attaquer le vif du sujet, serait-il possible d’avoir une petite mise en bouche en nous parlant brièvement de votre parcours ?
Camille Leprince : Bonjour. Alors, si on part du tout début, j’ai passé mon enfance en Bretagne, dans une petite ville où il n’y avait presque personne d’origine étrangère, pas de métissage et peu d’ouverture sur le reste du monde. Ce n’est pas anodin, car c’est peut-être ça qui a nourri une curiosité pour l’ailleurs, pour ce qui est différent, pour l’altérité.
Plus grande, je me suis décidée à faire Science Po’ : cela répondait à un besoin de trouver des clés pour comprendre le monde, mais aussi de m’engager à terme, de suivre mon côté idéaliste – et je pense l’être toujours en un sens, même si pour moi « être idéaliste » ne rime pas forcément avec être naïf. Au départ, je me suis intéressée aux pays de l’Est, mais j’avais toujours un œil sur ce qui se passait au Maghreb et au Moyen-Orient, et surtout pour les zones qui représentent des carrefours de civilisations.
Après avoir fini mes études et travaillé en Russie, j’ai eu la chance de partir en Algérie pour Médecins du Monde afin de monter un projet d’accès aux soins et aux droits des migrants. Pendant ces deux ans, j’ai aussi ressenti le besoin d’explorer d’autres domaines plus créatifs, plus libres, ce qui a donné lieu au projet de web-documentaire Fabriq Algeria. Expérience qui se voulait être une forme de témoignage de mon séjour en Algérie, une proposition liée à mes ressentis et vécus, mais aussi une tribune pour les jeunes artistes Algériens, regroupant témoignages, parcours et œuvres, car ces acteurs me semblaient dire des choses à la fois pertinentes et sensibles sur leur société.
Votre intérêt pour l’Algérie et le monde arabe est clairement là, comme en témoigne Fabriq Algeria. Toutefois, ce dernier s’inscrit dans une démarche propre qui diffère de celle adoptée par Ma Joconde, ma Guernica, mon Amour. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste votre nouveau projet ?
Concrètement, « Ma Joconde, Ma Guernica, Mon Amour » est le titre de ma chronique pour l’émission de radio Orient Hebdo, qui a lieu chaque samedi après-midi sur RFI. J’y interviens tous les deux mois pour proposer un éclairage décalé, sortant des sentiers battus, sur la situation des femmes dans la région du Maghreb et du Moyen-Orient. À chaque fois, je pars d’un pays spécifique, que j’explore à partir du parcours d’une femme engagée, quelle que soit la source de son engagement ou sa forme (art, militantisme, etc.).
L’idée est de retracer son parcours et de le mettre en perspective avec un poème d’un(e) artiste qui évoque la situation des femmes en une allégorie. Le thème est aussi traité à travers des photographies ou œuvres picturales, des images qui entreront en écho avec le parcours de la femme-témoin. Le poème et les images sont toujours issus du pays évoqué, pour créer une atmosphère particulière et rendre compte de la vitalité de chaque société.
Mais comment en êtes-vous arrivée à « Ma Joconde, Ma Guernica, Mon Amour » ?
Le cheminement vers ce projet trouve ses racines dans divers éléments. Aujourd’hui, je travaille dans une ONG de solidarité internationale basée en France, un emploi qui m’a amenée à travailler avec l’Algérie, mais aussi sur d’autres pays de la région. En travaillant sur la question des changements sociaux et politiques avec des acteurs de la société civile – dans le creux des effets engendrés par les bouleversements de 2011 –, j’ai été confrontée à différentes situations, qui, au-delà du seul plan professionnel et intellectuel, m’ont touchée sur le plan humain.
Dans ce métier, on est toujours engagé, on n’est jamais hors de l’humain. Les acteurs que l’on rencontre sur place portent en eux des vécus très forts, parfois lourds de charge émotionnelle, et m’amènent inéluctablement à être en prise avec des problématiques des plus aigües. Notamment celle de la place de la femme et, avec elle, celle de l’évolution des rapports de genre. Souvent je ne me retrouve pas dans ce que je lis ou ce que je vois sur cette question dans les médias mainstream, et surtout je retrouve rarement les personnes qui m’ont le plus touchée et poussée à réfléchir. Cela m’intéressait de voir s’il y avait des choses différentes à dire sur cette question, prenant à rebours les représentations véhiculées par les médias. C’est cela qui m’a donné envie d’aborder les problématiques des femmes de la région à la fois sous l’angle politique, sociétal et artistique.
Pourtant, oui, il y a bien eu un élément déclencheur particulier qui est à l’origine de la genèse de ce projet : la mort de la militante égyptienne Shaimaa al Sabbagh. Cela a constitué pour moi un véritable choc. Et pour cause : Shaimaa personnifiait un symbole multiple : militante de gauche, gardienne de la mémoire de la révolution de 2011, femme publique, femme passionnée des danses traditionnelles de sa région. De la manière la plus criante, sa mort sous les balles des forces de l’ordre, pour avoir osé commémorer dans la rue la révolution, pose la question de la place de la femme dans l’espace public et dans la construction de l’histoire de son pays.
Par la suite, l’inspiration du titre a été trouvée dans d’une tribune écrite par l’écrivain algérien Kamel Daoud, rendant hommage à Shaimaa. Qu’est-ce que la Joconde ? C’est celle qui nous regarde, qui est toujours témoin. C’est ce que j’ai ressenti à ce moment-là: qu’on ne pouvait pas détourner notre regard de ce qui se passait pour Shaimaa et pour d’autres.
Concernant la Guernica, il s’agit de ce fameux tableau de Picasso représentant les horreurs de la guerre civile en Espagne, un témoignage très fort qui a marqué les consciences, pas seulement le monde de l’art. Picasso a peint ce tableau alors qu’il vivait en France, qu’il était loin de son pays. Faire référence à Guernica, c’est aussi l’idée de ne pas être indifférent à ce qui se passe ailleurs dans le monde. Et l’Amour, eh bien, ça nous rappelle que ces femmes-témoins sont faites de chair et de sang, de sentiments. Et que l’on ne peut pas non plus parler de révolution, sans retentissement dans la sphère privée.
Allez-vous traiter de la région (Afrique du Nord et Moyen-Orient) dans son ensemble ou allez-vous, plutôt, cibler certains pays en particulier ?
Pour ce qui est des pays traités, je vais y aller en suivant un ordre chronologique – mais aussi selon ce que je connais le mieux. J’ai commencé ainsi avec l’Algérie : ce choix s’explique par le fait que le pays a vécu une révolution avortée en 1988 qui se soldera par une guerre civile dans les années 1990 (ce qui expliquera en partie l’échec de 2011, les gens y voyant le spectre d’un retour de la guerre civile ou d’une manipulation). Dans le cas de l’Algérie, j’ai choisi de travailler sur la thématique des femmes en tant que de gardiennes de la mémoire collective. J’ai donc choisi de faire une interview avec Habiba Djahnine, de voir son parcours en tant que poétesse, réalisatrice, mais aussi comme militante de la cause féministe en Algérie. Le poème vient également d’elle. Pour la musique, j’ai choisi « Chayeb_Chbab », un label qui travaille sur des remix hip hop du patrimoine musical régional. Les photographies, quant à elles, sont signées Sonia Merabet.
Le second pays abordé? La Tunisie. Cette fois, il a plus été question de traiter de la situation économique et sociale des femmes et d’aller voir l’intérieur du pays. La raison de ce choix est que l’on réduit souvent la question du statut aux libertés individuelles et notamment à la question de la laïcité, alors qu’il y a une multitude d’autres paramètres qui entrent en jeu pour que les femmes puissent jouir d’une véritable émancipation. Cette fois, j’ai voulu sortir de l’image de femmes intellectuelles, de la capitale, pour me tourner vers les femmes de l’intérieur. Car ce sont elles qui ont contribué à préparer le terreau de la révolution de 2011 avec le soulèvement du bassin minier du gouvernorat de Gahfsa en 2008.
Ensuite, j’aborderai l’Égypte, la Syrie et les femmes Kurdes. On m’a dit parfois « mais le Kurdistan n’est pas un pays à proprement parler » ; or ce qui m’intéresse là, c’est justement le rôle des femmes au sein d’un peuple qui revendique une reconnaissance en tant que nation. En même temps, lors de la bataille de Kobané ou d’autres combats contre Daech, les médias occidentaux ont surexposé les femmes Kurdes qui se battent, leur donnant une image de combattantes proche du mythe grec des Amazones. D’une certaine manière, je trouvais cette approche presque orientaliste. En tout cas, j’ai pensé que cela méritait d’être questionné.
Nous revenons ainsi à l’un de vos thèmes phares : le Printemps arabe. Votre travail est, de votre propre aveu, aussi une interrogation sur les conséquences des révolutions, et de leur impact sur les individus.
Oui. En filigrane, j’ai voulu partager deux interrogations qui m’ont semblé primordiales : faire un état des lieux des révolutions et déconstruire les images véhiculées par les médias. En effet, outre des amazones ou des madones, la majorité des médias occidentaux nous présentent la région à travers des stéréotypes masculins. Des émeutiers, des dictateurs, des barbus, des soldats : où sont les femmes parmi ces figures ? Je souhaitais montrer qu’il y a autre chose, que les femmes ne sont pas invisibles, qu’elles existent, qu’elles sont aussi actrices de leur destin, et qu’elles tentent aussi d’investir l’espace public, de changer leur société. Les femmes ne sont pas exemptes des questions qui traversent leur pays : elles en sont pétries, traversées, jusqu’à les porter et les faire avancer.
Un peu à la manière d’Antigone, diriez-vous que se dégage une forme de résistance de votre projet ? Par résister, je veux dire éclairer, présenter une autre réalité qui combat les représentations orientalisées.
Cette envie d’engagement, je l’ai depuis longtemps et je continue de chercher le meilleur moyen de la mettre en forme. Il est vrai que mon engagement professionnel est très concret. Mais, par moments, je ressens aussi que déconstruire des stéréotypes – en relayant les voix dissidentes – de cette région est tout aussi important que de faire évoluer les choses concrètement sur le terrain. En fait, on ressent un sentiment de responsabilité, qui pousse à proposer une autre image de ce qui se vit sur la Rive sud.
Amazone, Madone, Rive sud…les mots que vous choisissez semblent mûrement réfléchis.
En effet, je fais attention aux mots que j’utilise. C’est toute une gymnastique que de choisir les mots adéquats. Pourquoi parler de « la Femme arabe » ? Elle n’existe pas. Chaque femme a son individualité propre, indépendamment de son contexte. Même si mon travail s’articule principalement autour des femmes, ces dernières sont abordées sous des perspectives, des regards différents, avec des créations graphiques et des poèmes différents qui esquissent cette particularité.
Le but est, justement, de laisser apparaître des sensibilités de ton, des atmosphères et des univers distincts. D’où mon intérêt pour les images et l’idée de proposer soit une vidéo, un portfolio ou un reportage en images, en parallèle de ma chronique radio. Pour moi les artistes qui travaillent l’image sont de vrais transmetteurs d’une réflexion, d’une sensibilité au monde.
D’ailleurs, est-ce que vous pensez ces supports visuels à même de retranscrire des thématiques si complexes et denses ?
Je fais le pari que certains supports seront directement accessibles, tandis que d’autres nécessiteront de la part de l’internaute un peu plus de réflexion. Par exemple, pourquoi est-ce que je présente des images abstraites ou du désert dans la vidéo de l’Algérie? Parce que Habiba Djhanine a trouvé dans le Sud un refuge, une forme d’équilibre, de spiritualité. Le désert représente à la fois la solitude nécessaire de cette reconstruction intérieure, mais aussi une forme de creuset du patrimoine culturel qui peut aider à nourrir la reconstruction du pays.
Finalement, il ressort du portfolio quelque chose qui fait écho aux mots de Habiba, comme une sortie de la sidération. Dans la musique et dans les images, ressort aussi une dimension qui s’apparenterait à une forme de mysticisme. Cela laisse aussi entrevoir la richesse de la culture musulmane – sans dire le mot Islam et devoir entrer dans des problématiques battues et rebattues. C’est peut-être subtil à déceler, mais je fais ce pari que l’internaute saura faire le pas !
Vers quoi se dirige le monde arabe selon vous ?
Je ne sais pas. Mais je sais qu’à partir du moment où des gens emploient pour définir ce qu’ils vivent des mots tels que « liberté », « dignité », « révolution », on ne peut pas les confisquer. Il y a tout un travail de mémoire à faire dès à présent pour ne pas enterrer ce qui s’est passé – comme l’a soutenu Shaimaa el Sabbagh –, et sacrifier deux fois ces gens qui se sont battus.
Je ne prétends pas vouloir me positionner comme porte-parole de la Rive Sud, ou être son transmetteur, mais je serai heureuse que ce projet participe, à sa modeste mesure, au dialogue interculturel. En fait, j’essaye, plutôt, d’être fidèle à ce que j’ai ressenti, entendu, sur le terrain pour le retranscrire au plus près. Lorsqu’il y a engagement, il y aussi obligation de fidélité et d’honnêteté.