Samedi 25 juillet, l’assassin de la célèbre Asmahan se cachait sur la scène de la Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin. Était-ce Wael Koudaih – aka Rayess Bek aux machines, complice de l’artiste visuelle Randa Mirza ? Dans leur nouvelle performance audiovisuelle « Love and Revenge », les deux artistes libanais nous font (re)découvrir les classiques de la musique et du cinéma arabes des années 1940 à 1990 au son des platines. Essai transformé pour leur première représentation parisienne avant d’investir l’amphithéâtre de l’Institut du monde arabe comme nouvelle scène de crime le 6 août prochain.
Une performance vivante engagée dans un combat d’images
Voilà deux ans que Randa et Wael préparent le projet auquel ont été récemment intégrés deux musiciens, Mehdi Haddab au oud électrique et Julien Perraudeau à la basse et au clavier. Pour mieux s’éloigner de la plupart des DJs et VJs (Vidéo-Jockey) cantonnés à la culture club, l’équipe tient au dynamisme de la présence humaine sur scène et au travail collectif de la performance. Ainsi les machines sonores et visuelles ne sont pas préprogrammées et offrent des marges d’interprétation à chacun, en fonction de l’humeur des musiciens et du public.
On communique beaucoup sur scène, explique Wael. À partir de points de rendez-vous identifiés, la performance peut évoluer à tout moment… quitte à se planter, c’est ça le spectacle vivant !
Il en est de même pour Randa qui, à l’aide d’un logiciel, est en mesure d’interpréter son mixage vidéo autour d’une ligne narrative directrice.
La rencontre entre Wael, très intuitif, et Randa, plus conceptuelle, aboutit à un concert « pas aussi élitiste que l’art contemporain mais emprunt d’esprit critique » résume cette dernière. Il s’agit de valoriser la richesse méconnue de la culture musicale et cinématographique classique arabe en exploitant les outils de notre modernité et tout leur potentiel créatif. Pour Wael : « Cette performance est un contre-pied, une façon de montrer que le monde arabe ne se réduit pas à ce que les médias actuels veulent bien en montrer. Le débat est là : nous sommes dans un combat d’images. »
Une bataille qui a pu susciter un sentiment collatéral de nostalgie chez certains connaisseurs, à la vue d’images d’une époque révolue, souvent sublimée, où les sociétés semblaient plus libérées.
Un français qui ne connaît rien à cette culture ne peut pas être nostalgique. Nous le sommes et encore, ni moi ni mon père n’avons vécu l’époque d’Asmahan. La différence est très grande entre une nostalgie et le fantasme d’une nostalgie d’un panarabisme nassérien que je n’ai pas connu et qui n’a peut-être existé que dans les esprits des uns et des autres. Bien sûr le noir et blanc, le sépia, le son des vinyles – il y a une chanson de 1926, t’emmènent quelque part. Il y a un vrai voyage dans le temps.
La composition vidéo de Randa Mirza : libération féminine et identité postcoloniale en question
Le mixage vidéo proposé par Randa Mirza constitue l’un des deux poumons du projet. Photographe et artiste visuelle libanaise, son travail se concentre sur deux grandes thématiques : la ville et sa destruction en temps de guerre, en rapport étroit avec Beyrouth, et les questions de genre.
Parmi ses archives regroupant une centaine de films, Randa utilise des séquences extraites du cinéma populaire égyptien des années 1940 à 1990, limite marquant un tournant vers une esthétique jugée plus commerciale et moins construite. Loin du cinéma d’auteur, ces images donnent à voir ce qu’était l’environnement visuel de l’époque via les écrans de télévision et de cinéma : du soap opéra et des comédies qui en disent long sur les représentations, notamment des femmes de l’époque.
A posteriori, Randa est en mesure de nous livrer un bilan passionnant de ses recherches :
J’ai découvert en profondeur les différentes femmes que les réalisateurs montraient à l’écran, comment ces actrices exprimaient leur caractère dans leur rapport avec les hommes.
On sait – le public occidental moins !, que la femme dans le monde arabe a sa place mais son image est quelque chose de méconnue.
C’est avec subtilité que Randa fournit les clefs d’une réflexion d’autant plus percutante que le spectateur l’élabore seul, à partir de son propre rapport aux images. « Je n’ai rien fait ! Il y a bien sûr un découpage décisif à travers lequel je donne mon point de vue mais je laisse les gens discuter entre eux de leur rapport à l’image. « .
La lecture de son travail s’effectue en deux temps, faisant basculer la libération de la femme présumée en un véritable carcan. En premier lieu se produit un choc : le spectateur découvre des femmes provoquantes, sensuelles, ouvertement sujettes au plaisir. Puis advient la gêne profonde que procure la seconde compréhension des images : ces femmes réduites à leur unique aspect charnel sont-elles plus libres ? Randa s’interroge : « Est-ce que c’est ça la libération féminine ? Ou est-ce une lecture hétéro-normative et masculine du rôle ? Dans ce cadre, quel espace est laissé aux femmes pour s’émanciper ? ».
Les images parlent d’elles-mêmes : ces réalisateurs exclusivement masculins montrent de manière constante depuis les années 1940 une femme seul objet de désir ou de séduction, parfois jusqu’à la vulgarité. Un machisme qui semble avoir la vie longue dans le monde du cinéma et de la musique.
Pour Randa, la performance s’inscrit dans une quête identitaire motivée par l’impasse sociale et surtout politique à laquelle la région est aujourd’hui confrontée.
J’essaie de voir, au-delà de l’islam et du colonialisme, ce qui a pu faire notre société. C’est une façon de me libérer de mon être colonialisé. J’ai toujours trouvé que ma pensée était occidentale. Si je dois parler d’une référence, on attend de moi que je cite Godard, alors qu’il existe une culture que je connais mal, qui fait pourtant partie de moi. Je me place volontiers dans une pensée post-coloniale.
Le son de Rayess Bek, artiste polymorphe, créatif et engagé
Aux images s’ajoute la puissance du son de Rayess Bek. Wael est né au Liban et a grandi entre Beyrouth et Paris. Le choc culturel qu’il vit trouve sa voie d’expression dans la culture hip-hop naissante et novatrice des années 1990. Il crée le groupe Aks’ser (« à contre-courant »), pionnier du rap arabe avec les palestiniens DAM et le groupe algérien MBS (Le Microphone brise le silence) du chanteur Rabah.
Comme tous les autres secteurs commerciaux au Liban, la musique n’échappe pas aux règles du capitalisme sauvage qui prévalent dans le pays. Loin des moyens fournis par les réseaux sociaux actuels, sortir un album constitue un véritable parcours du combattant. La signature avec le major EMI marque d’ailleurs la séparation du groupe qui ne se retrouve pas dans un système que tout oppose à son hip-hop contestataire.
Wael poursuit en solo sous le nom de Rayess Bek. Encore aujourd’hui, Wael déplore la dualité de la scène musicale partagée entre un bloc majoritaire extrêmement commercial et une contre-culture prometteuse dérivant trop souvent vers l’alternatif inaccessible. Quant aux copier-coller anglo-saxons :
C’est dommage ! Non pas que je sois nationaliste mais j’estime que si j’ai quelque chose à apporter à une culture préexistante (blues, rap…), c’est bien ma culture. Si je photocopie, je vais vendre des CDs, mais qu’est ce que j’aurais apporté ?
Après plusieurs collaborations à l’international, Rayess Bek s’éloigne définitivement du hip-hop. Ses rencontres avec des artistes d’autres disciplines l’ont ouvert aux performances sonores hybrides. Ces deux autres spectacles du moment en sont une belle illustration.
« Good bye Schlöndorff » est une performance audiovisuelle construite en miroir entre la fiction du réalisateur allemand Volker Schöndorff et la réalité des extraits de cassettes que des familles décomposées s’envoyaient durant la guerre civile. En 1981, Schlöndorff décide de se rendre au Liban pour y adapter un livre. Il demande aux miliciens et autres acteurs du conflit d’arrêter la guerre pour le laisser tourner son film. Aussi absurde que cette requête puisse paraître, il parvient à obtenir une zone de sécurité en plein centre-ville de Beyrouth. Parallèlement à ces images, Rayess Bek met en scène la guerre en diffusant ces cassettes que certains libanais ont utilisé pour palier à l’absence de poste et de téléphone. » La première que j’ai trouvée était dans la voiture de ma mère. Ma grand-mère lui avait envoyée dans les années 1980. Je me suis mis à en chercher d’autres en demandant aux familles et aux gens autour. Malheureusement les cassettes sont très difficiles à retrouver. J’ai pu en rassembler une vingtaine. »
La prochaine représentation se déroulera à Vanves.
Enfin, « le troisième cercle » est une performance co-écrite avec la chorégraphe Nancy Naous questionnant la place de la musique et de la danse contemporaines au sein de l’islam. A partir des réponses d’hommes religieux interrogés sur la façon de rendre une chorégraphie et une chanson compatible à la charia, une performance quasi-mathématique déconstruit et reprend point par point leurs remarques, souvent divergentes. » C’est un spectacle qui n’est pas facile car il pose beaucoup de questions sans donner de réponse. Il n’y en a pas ! »
Alors que le spectacle a été joué à Beyrouth et au Caire, le contexte français actuel rend les salles réticentes à prendre le risque de programmer un spectacle traitant d’un sujet aussi polémique. « On ne baisse pas les bras. Comme pour « Love and Revenge », nous poursuivons le combat de l’image. »
Si cet interrogatoire ne vous a pas permis d’identifier le coupable, rendez-vous à l’IMA le 6 août prochain.