L’Insulte de Ziad Doueiri: de la Mémoire et de la dignité

Ziad Doueiri, qui avait marqué l’histoire du cinéma libanais avec West Beirut (1998), nous revient avec l’Insulte, un film remarquable qui brise les tabous de la mémoire libanaise et transcende les frontières nationales par ses qualités cinématographiques.

Plongée dans les chapitres interdits de la mémoire collective libanaise

L’Insulte, ce sont quelques mots proférés par Yasser Salameh à Toni Hanna lorsque ce dernier lui fait tomber de l’eau sur la tête depuis son balcon du quartier de Fassouh, à Beyrouth. L’incident est banal. Sauf que Yasser Salameh, contremaître de chantier, est un réfugié palestinien, et Toni Hanna un fervent partisan des Forces Libanaises[1]. Lorsque Yasser refuse de s’excuser, le conflit prend de plus en plus d’ampleur, jusqu’à mener les deux hommes au tribunal : c’est l’affaire numéro 23.

Tandis que Yasser et Toni luttent pour recouvrer leur dignité, c’est le pays tout entier que les deux hommes vont mener à la Cour pénale, ravivant les plaies toujours ouvertes de la guerre civile libanaise (1975-1990). Dans un auditoire scindé en deux, certaines scènes d’affrontement sont particulièrement frappantes. Nous sommes bien en 2017 mais il semble, comme l’affirme le personnage de Toni, que nous soyons « toujours en guerre ». C’est cette réalité qui, pour le spectateur libanais, fait l’effet d’un coup de poing.

Avec l’Insulte, Ziad Doueiri nous plonge ainsi dans les chapitres interdits de la mémoire collective libanaise. C’est en fait la première fois que le cinéma libanais aborde de façon aussi franche le thème de la réconciliation nationale. Car, dans le Liban d’après-guerre, le travail de mémoire – préalable à toute réconciliation – a été confisqué au peuple. Par une foulée d’acteurs dont les intérêts auraient été franchement heurtés par la mise en place d’une enquête officielle ou d’une commission nationale de réconciliation. Mais aussi par les Libanais eux-mêmes, emprisonnés dans les mêmes logiques et les mêmes affiliations partisanes que celles qui les ont poussés, il y a maintenant 42 ans, à prendre les armes.

Une réflexion sur l’humain, la dignité et la justice

Au-delà du sujet politique et social, l’Insulte est un film sur la nature humaine, qui pousse à la réflexion. Au départ, c’est plutôt Yasser qui s’attire la sympathie du spectateur. Mais l’évolution du scénario, en se focalisant sur des aspects de plus en plus intimes de la vie de Toni, permet de comprendre sa psychologie. Le traitement du sujet est finalement objectif. Bien que toute la trame soit basée sur l’opposition entre les deux hommes, ceux-ci s’avèrent peu à peu partager beaucoup de points communs. Des détails, comme leur aversion pour les produits fabriqués en Chine. Et des éléments clés, comme une intransigeante quête de dignité qui – chez les deux hommes – puise indubitablement ses sources dans un passé trop lourd à porter.

Dans l’Insulte, c’est aussi toute la question de la Justice qui se pose. La Justice comme un phénomène flottant, dont on essaie – après la guerre – de définir les contours. Nadine, l’avocate de Yasser, prend ainsi le spectateur aux tripes lorsqu’elle clame que celui-ci « a réagi à des paroles qui l’ont touché au plus profond de son identité. Sa réaction est normale. Sa réaction est inévitable. Elle est inhérente à la nature humaine ». Face à ce qui est vécu comme une injustice, la violence peut-elle être légitime ? Que recouvre, en droit, cette notion de violence ? N’y a-t-il violence que lorsqu’il y a dommages physiques? Quid des mots, lorsqu’ils heurtent un individu au plus profond de son être? Beaucoup de questions qui, bien qu’elles restent sans réponse, ont le mérite d’être posées, suscitant enfin une véritable réflexion, et même une introspection, dans le Liban de l’après-guerre.

Vers une historicisation des souffrances

Dans le huis-clos du tribunal, les deux personnages vont devoir faire face à leur passé comme jamais ils ne l’ont fait auparavant. Mis à l’écran, leurs souvenirs refoulés se font l’écho de la mémoire individuelle portée par chaque libanais ayant vécu la guerre. Les traumatismes ressurgissent et laissent éclater la douleur des deux hommes, trop longtemps étouffée, et qu’aucune reconnaissance n’a jusqu’à présent pu apaiser. Ce n’est que lorsque les souffrances des deux hommes émergent, au fur et à mesure du procès, que l’abcès se crève, et qu’une voie vers la réconciliation semble être possible.

Ce que nous enseigne l’Insulte, c’est que le processus de réconciliation avec soi-même – ses souffrances, sa colère, et souvent son sentiment de culpabilité – est le préalable à toute réconciliation nationale. Mais aussi qu’aucune réconciliation n’est possible sans une véritable reconnaissance de la douleur de chacun, acteur ou témoin de la guerre. Dans ce film, la Cour pénale fournit le cadre d’une justice transitionnelle qui, au Liban, commence à peine à être pensée, en premier lieu dans des milieux intellectuels, artistiques ou associatifs relativement cloisonnés. En enregistrant plus de 21.000 entrées en seulement 4 jours, l’Insulte montre que cette tendance peut être inversée.

Si l’Insulte traite de thèmes propres à l’histoire libanaise, la réflexion qu’il suscite ainsi que ses qualités cinématographiques le vouent à dépasser les frontières nationales. Le traitement franc du sujet, l’importance donnée aux détails et le scénario parfaitement maîtrisé sont autant d’éléments qui tiennent le spectateur en haleine tout au long du film. Mais ce qui fait le succès de l’Insulte, c’est aussi et surtout le jeu de ses acteurs, dont la justesse remarquable ne va pas sans rappeler West Beirut, dans lequel deux enfants débutant à l’écran avaient marqué les esprits par leur sincérité.

Récompensé à la Mostra de Venise, le film doit prochainement sortir en France (Diaphana Distribution).

[1] Parti politique libanais et ancienne milice chrétienne qui joua un rôle majeur dans la guerre civile ayant ravagé le Liban de 1975 à 1990.