Un rappeur, une rappeuse, un algérien, une marocaine, des générations différentes. Nous avons interrogé séparément Diaz et Khtek sur leurs inspirations, leurs nouveautés et sur le lien entre musique et contestation.
Dans cette entrevue croisée, plongez dans l’univers corsé de deux artistes engagés. Diaz est un ancien. Membre du collectif Secteur H, puis du célèbre groupe de rap algérien MBS (Micro Brise le Silence) au début des années 2000, il rappe depuis qu’il a treize ans. Derrière sa discrétion se cache un fédérateur. En parallèle de son travail d’artiste, il monte un collectif d’artistes exposés sur une plateforme intitulée « El Houma » (le quartier). On y trouve de la peinture, de la vidéo et de la musique.
Khtek (ta soeur en arabe) a 24 ans et une énergie contagieuse. Elle grandit à Khemisset au Maroc puis poursuit des études audiovisuelles avec une spécialisation en cinéma documentaire. Houda écrit depuis toujours, commence à rapper en 2016 et depuis le rap ne la quitte plus. En 2019 elle est propulsée sur le devant de la scène marocaine avec deux singles (Kick-off et Houdz). Après cela, tout va très vite. Elle signe des featurings avec des rappeurs en vogue comme l’incontournable Don Bigg mais aussi El Grande Toto, Tagne, et Draganov.
Comment tout ça a commencé ?
Khtek : J’étais en dépression en 2013 quand j’ai découvert des rappeurs marocains. J’ai compris que je n’étais pas la seule à avoir cette rage et cette douleur en moi. En 2016 j’ai vécu une expérience assez extrême, j’ai été hospitalisée dans un hôpital psychiatrique. Quand je suis rentrée chez moi j’ai commencé à écrire spontanément sans vraiment calculer ce que je faisais. Mes amis rappeurs m’ont fait des feed-backs assez positifs. Après ça j’ai continué à écrire, je suis montée en scène dans des open-mike (scènes ouvertes), j’ai commencé à enregistrer mes premiers sons puis j’ai foncé.
Je crois que le rap ça m’a sauvée de moi même, ça m’a sauvée de mes idées noires. Peut-être que si je n’avais pas croisé le rap dans ma vie, j’aurais été quelqu’un d’autre. Khtek
Diaz : J’ai commencé avec le groupe MBS. Dès qu’on a l’occasion on refait des choses ensemble comme la bataille d’Alger en 2016.
C’est quoi l’album ou l’artiste qui a changé ta vie ?
Khtek : J’écoutais L’moutchou, Fat Mizzo mais ma plus grande inspiration c’est l’bassline. L’bassline c’est un groupe assez contestataire. Ils faisaient du rap engagé. Ils étaient dans mon entourage. Quand j’ai commencé à écrire c’est eux qui m’ont encouragée et qui m’ont fait des retours.
Dans mes autres inspirations il y a aussi Klay BBJ un rappeur tunisien, MC hook, un rappeur égyptien avec qui je vais faire un featuring. J’ai beaucoup d’inspiration du Moyen-Orient. J’écoute Boycott (Muqata’a), El Rass, Hamourabi. Il y a un aspect identitaire dans le rap qu’on n’a pas dans le rap marocain.
Diaz : Pour moi c’est Maatoub Lounes. Cest quelqu’un qui portait tout dans sa musique : sa pensée politique, sa poésie, ses désirs, ses envies. Il est mort pour ça. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup influencé dans mon approche de la musique.
Comment ça se passe, comment tu créé tes musiques ? Qu’est-ce que tu mets dedans ?
Diaz : Je prends pas un stylo pour écrire en fait… j’écris dans ma tête. Des fois je marche dans la rue, je regarde un truc, j’ai une punchline, une émotion, une vision et je creuse. Pour l’aspect musical, je fais des recherches, j’écoute des sons puis ça m’inspire et je compose. Souvent je passe par l’humour. Si tu parles des choses comme elles sont, c’est morose. L’humour c’est ce qui nous a sauvé du terrorisme (1). Ça montre l’absurdité de certaines choses. C’est comme ça qu’on communique dans le quartier. Pour dire quelque chose à quelqu’un sans le blesser il faut le faire rire quoi… Sinon il va se braquer. J’utilise aussi beaucoup d’images dans mes textes. C’est comme un montage dans ma tête, c’est comme un film qui défile : c’est comme ça que j’arrive à retenir.
Khtek : Moi dans mon rap j’essaye d’être vraie, ça provient de moi, sans filtre. Sans mon trouble bipolaire, je n’aurais jamais écrit des choses pareilles. C’est vrai que c’est une maladie mais ça m’a permis de voir la vie différemment. Je suis une personne hardcore. Dans ma vraie vie, je suis une personne honnête crue, peut-être même “rude” (vulgaire en français).
Je proviens d’une culture hip hop, je proviens de la rue, tous mes potes c’est des gens qui font des choses liées à la culture hip-hop. J’ai des potes qui sont graffeurs, d’autres qui sont tatoueurs, d’autres qui sont membres d’ultras. Mon entourage a fait de moi ce que je suis.
En plus de ça, c’est important pour moi d’avoir des références dans mon rap. Dans Kick off je parle de Raskolnikov (personnage principal du roman Crime et châtiment de Dostoïevski). Ça me fait plaisir quand les gens voient qu’il y a plusieurs niveau dans mes textes !
Quelle est la place de la contestation dans ta musique ?
Ktkek : Ma famille est une famille militante. C’est un peu dans les gènes.
Le mouvement du 20 février (2) m’a permis de construire ma personne et mon être. En tant que personne j’ai des valeurs, j’ai des positions politiques, humaines, sociales… Mais je ne considère pas que mon rap est engagé. Mon rap est mon rap. Khtek
Il est un peu décalé. Il représente ma personne. Mais moi en tant que personne je le suis. Donc c’est ça qu’on retrouve. Ce que je fais c’est surtout d’imposer ma voix en tant que femme dans une société machiste et misogyne.
Et toi Diaz, comment le Hirak algérien (3) t’a inspiré ?
Diaz : Bizarrement quand il n’y avait pas la liberté d’expression en Algérie, j’étais aux devants. Maintenant, ça me paraît trop précipité de parler du Hirak donc je m’imprègne, j’analyse et j’ai envie de faire quelque chose de plus spirituel, de plus humain…
Je veux dire des choses qui ne sont pas du registre politique. Sur ces sujets j’ai dit ce que j’avais à dire. Le jour où j’ai fait civil fi blad l’askar (civil au pays des militaires) en 2015, les gens me disaient t’es “trop ringard, les militaires sont plus au pouvoir”… Cinq ans plus tard les gens disent “ah ouais il avait raison”.
Quel est ton regard sur la scène rap actuelle ? Certains ne la trouvent pas assez contestataire…
Khtek : Pour moi, on ne peut pas s’attendre de personnes, qui, en tant qu’individus n’ont pas de position politique, d’avoir une position politique en tant que rappeurs.
La scène rap s’est transformée en un “call for hope”. La plupart des rappeurs sont des symboles de personnes qui ont réalisé des rêves. C’est déjà pas mal ! On ne peut pas imposer aux rappeurs d’avoir des positions qu’ils n’ont pas à la base. Khtek
Y’a toujours cet écart entre l’ancienne génération et la nouvelle génération. L’ancienne génération se proclame puriste, dit que le rap doit avoir un message et être contestataire. Alors que non, le rap a commencé dans des boîtes de nuit ! On est déjà fier que ces artistes arrivent à être indépendants, à pouvoir percer sans aide du gouvernement donc c’est déjà pas mal.
Diaz : Aujourd’hui le rap rentre dans l’entertainment, le business et tout ça. C’est une question de génération. Moi ça me parle pas mais les jeunes ont d’autres préoccupations que nous donc tant qu’ils communiquent entre eux c’est bien. Moi je suis un auditeur parmi tant d’autres. Le rap que je connais et que j’aime n’a plus rien à voir avec ce qui se passe maintenant. La tendance, la trap, et tout ça … moi j’ai pas suivi quoi. Donc je me fais pas d’opinion là-dessus. En Algérie, contrairement au Maroc on reste un peu protégés de ça parce qu’on ne gagne pas encore de l’argent grâce au rap…
Moi je suis pas dans le game, je demande autre chose au rap. C’est pas pour l’argent que j’ai pas gagné que je continue à faire ce que je fais… C’est autre chose qui me porte. Diaz
En même temps c’est bien, ça me permet de ne pas attendre des choses du rap uniquement. Je vais chercher dans d’autres styles musicaux, dans l’innovation… Il reste des gens qui sont attachés au texte, au message. Il y a un jeune là qui est dans le Hirak qui s’appelle Mohamed Tajadit qui a fait plein de poèmes qui a été en prison… Il y a les ultras.
On attend beaucoup plus de choses des ultras aujourd’hui que des rappeurs. La vraie musique urbaine maghrébine, c’est ça ! Diaz
C’est quelque chose qui est populaire, qui n’est pas dans l’industrie, qui est à contre-courant. Avant c’est le rap qui faisait ce travail là, maintenant c’est eux qui le font.
Khtek : C’est vrai que les ultras au Maroc sont les seuls à dire ce que les autres n’arrivent pas à dire. Tu peux trouver des ultras qui arrivent à faire des choses que les associations sur le terrain n’arrivent pas à faire. Ils ont un impact direct sur leur quartier, ils ont un impact direct sur les jeunes qui les côtoient. On voit les ultras comme des hooligans qui cassent tout alors que pas du tout.
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(1) La guerre civile algérienne (décennie noire, décennie du terrorisme, années de plomb, années de braise) est le conflit qui opposa le gouvernement algérien, disposant de l’Armée nationale populaire (ANP), et divers groupes islamistes à partir de 1991.
(2) : Le mouvement du 20 février est un mouvement de contestation apparu au Maroc le 20 février 2011 à la suite de la vague de protestations et de révolutions dans d’autres pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Les revendications majeures du mouvement sont politiques et font appel à des réformes constitutionnelles1. Il s’agit d’un ensemble de revendications de réformes politiques et sociales qui remettent en cause le fonctionnement du régime, pour la première fois depuis la succession du roi Mohammed VI au trône.
(3) : Le Hirak (en arabe : الحراك, en français Mouvement, en berbère : Amussu ou Anduddi11) algérien désigne une série de manifestations sporadiques qui ont lieu depuis le 16 février 2019 en Algérie pour protester dans un premier temps contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, puis contre son projet, également contesté par l’armée, de se maintenir au pouvoir à l’issue de son quatrième mandat dans le cadre d’une transition et de la mise en œuvre de réformes.