Une ode à la figure de l’Androgyne. Voici ce qu’est, en peu de mots, le Livre du Sang de Abdelkebir Khatibi. C’est justement cet ouvrage, acclamé par la critique, qui fît connaître l’écrivain marocain lorsqu’il le publia en 1979 aux Editions Gallimard. Même si cette date semble à nos oreilles remonter à toute une autre époque, il reste que la pertinence de ce chef d’œuvre est plus que jamais saisissante de nos jours.
Le livre est court (162 pages) mais particulièrement dense, pour ne pas dire même troublant. Troublant de part son style d’écriture mais aussi par l’originalité des thèmes traités. D’ailleurs, c’est dès le préambule que l’on relève d’ores et déjà la tonalité du récit : le lyrisme. Khatibi manipule le verbe à sa guise, usant et abusant d’image et de symboles. Avec ceux-ci, tous les ingrédients classiques du roman sont rassemblés : trame historique, personnage, découpage du texte en parties définies. Le Livre du Sang nous conte, dans une espèce de frise hors du temps et de l’espace, la transformation de l’Asile des Inconsolés. Cet Asile imaginaire rappelle ces Zaouïas, dont nous avons coutume dans nos pays du monde arabe, sorte d’espaces reclus réservés aux seuls initiés entreprenant une quête spirituelle. Toutefois, la mysticité de l’Asile est singulière, pour ne pas dire peu orthodoxe. L’Asile invite, bien évidemment, à l’adoration d’un divin de manière passionnelle et infinie, mais pas seulement. Le divin de ce lieu secret est, en fait, figuratif dans le sens où il représente symboliquement la passion totale. L’Asile propose aux disciplines une ascèse afin de découvrir cette passion.
Dans ce lieu, l’on est invité à se consumer, à se dépouiller des oripeaux terrestres pour s’abandonner à un Eros transcendant. Cette contemplation spirituelle se veut allant au-delà du mal et du bien, de l’humain et du divin. En fait, on se rend compte que l’aspect « roman » du livre n’est qu’un artifice : la forme prévaut sur le contenu. La narration se révèle être décousue, l’auteur profitant de longues pauses dans lesquelles il s’abandonne à une description onirique de cet Eros. Il transparaît clairement que l’auteur cherche, à travers ses phrases lapidaires d’un lyrisme et d’une force troublante, plus à nous toucher, à susciter une émotion. Khatibi souhaite nous émouvoir plus qu’à nous entraîner par son histoire. Comme cela est souligné dans sa couverture, c’est un « récit qui prend en charge la tradition de l’Eros mystique, tourné vers une pensée de la beauté ».
Cet Eros, cette figure qui se dévoile en filigrane n’est autre que celle de l’Androgyne. Androgyne irréel qui prendra, au début du récit, la forme matérielle d’un personnage masculin nommé Echanson. Mais, étant une figure androgyne, il lui faut avoir un envers, un double maléfique. Ce double ne sera autre que Muthna (signifiant en arabe hermaphrodite ou efféminé), sœur de l’Echanson. A deux, ils forment ce couple extatique tirant sa puissance de sa relation incestueuse. Le rythme de l’Asile sera rompu avec l’apparition de ce symbole féminin qu’est Muthna, transfigurant profondément l’Asile .
Au final, Khatibi nous invite bien à une évasion dans un univers de poésie. Mais c’est une évasion réflexive, portée sur l’altérité, la passion, l’amour, ou encore le mal. Quelque soit la description que l’on puisse faire de cet ouvrage, seule l’immersion peut nous faire vivre pleinement tout son foisonnement.