A Casablanca, des anciens abattoirs de grande envergure sont reconvertis en fabrique culturelle. Un lieu fantasmagorique devenu l’exutoire d’une jeunesse résistante en plein mouvement dans l’urbanité chaotique de Casablanca. Reportage sur un lieu atypique et unique en son genre au Maroc.
Dans l’engrenage de la ville de Casablanca, on s’accroche fortement aux repères urbains pour pouvoir s’y retrouver. Les anciens abattoirs s’imposent comme un repère important et structurant à l’échelle la ville. Ils prennent source à Hay Mohammadi, quartier mythique ayant donné naissance aux grands noms de l’art, de la culture et du sport marocains. Une station de tramway à proximité du lieu, porte leur nom : station des anciens abattoirs, Il s’agit d’un lieu de transit important. Tous les Casablancais s’y repèrent, même si beaucoup d’entre eux, à part les jeunes, ne s’y sont jamais rendus.
En s’y rendant par tramway, le bâtiment se suggère d’abord à travers différents volumes aux murs décrépis et à la couleur jaune subsistante. Tout autour, le site semble aride et dépourvu d’identité. Le soleil y tape fort, la lumière est assommante. De petites bâtisses, des constructions populaires ainsi que des restaurants de grillades entourent le lieu, des usines et des espaces industriels se trouvent à proximité. Difficile de deviner qu’un espace culturel de jeunesse s’y cache. Quoique le bâtiment soit imposant, il reste secret, caché derrière quelques arbres, et ne dévoile rien de son contenu à l’extérieur.
Des Abattoirs pour un lieu de contre-culture
Une fois devant les abattoirs, l’accès nous est d’abord refusé par les gardiens de l’entrée. Une autorisation des autorités est nécessaire, selon une note du Wali. Plus tard, ils acceptent de nous faire visiter les lieux, avec l’interdiction de prendre des photos.
En pénétrant à l’intérieur, une architecture remarquable nous captive d’abord par sa grandeur et sa monumentalité. Les abattoirs s’étalent sur plus de 5 hectares et sont constitués de plusieurs bâtiments articulés autour de grandes cours et de ruelles.
Des espaces immenses chargés de mémoire, à l’instar des écuries conservées telles quelles, apportent un frisson d’authenticité qui suscite aussi bien l’émerveillement que l’effroi. Ici, l’art et la culture côtoient la boucherie et les machines d’abattage.
En déambulant dans les hangars et d’un espace à un autre, les nombreux graffitis et inscriptions aux couleurs criardes aiguillonnent nos sens. L’expression y est mordante, vive et suffocante : elle laisse entendre les cris d’une jeunesse révoltée, avide de liberté et d’énergie. Entre les murs en carrelage, sur le sol et les machines d’abattage, elle s’étale sans contours, et s’arrache des murs craquelés avec insolence. Le dépaysement est total : le lieu semble illusoire et nous transporte vers un ailleurs entièrement façonné par les artistes du lieu.
Ces artistes, ce sont des graffeurs, des acrobates, des cascadeurs, des funambules… Il n’y a que les lieux spectaculaires comme la fabrique culturelle des abattoirs, qui puissent contenir l’esprit farfelu et fougueux des artistes de rue et du cirque. Parmi eux, l’artiste de cirque et interprète Saïd Mouhssine, et sa compagnie de cirque Cie-Accroche toi ! le groupe de cirque Colokolo ou encore le Théâtre Nomade, qui s’installent aux abattoirs et deviennent résidents de l’espace. Tous aussi extravagants l’un que l’autre, ils débordent de créativité et de talent, et travaillent tous sans relâche.
Pourtant, lorsque l’on visite les lieux aujourd’hui, les artistes en sont absents. Leurs activités, interrompues depuis un moment, ne sont plus que souvenirs. « L’espace était vivant et actif en permanence, et accessible à tous pendant toute l’année« , nous confie avec regret le gardien qui nous accompagne, « Maintenant il n’y a plus personne, à part le Théâtre Nomade« .
Histoire du lieu : Les anciens abattoirs, premières manifestations de la modernité à Casablanca
Les anciens abattoirs représentent un lieu de mémoire important pour Casablanca. Dans les années 20, pendant la période du protectorat français, la partie Nord-Est de la ville devient une assise à plusieurs unités industrielles et ateliers de production et impose rapidement sa vocation industrielle. Dès lors, une masse d’ouvriers en provenance des zones rurales s’y installe. Cet exode rural provoque une croissance urbaine incontrôlée, elle fait émerger des quartiers informels ainsi que les premiers bidonvilles de l’Histoire. Pour répondre aux besoins croissants de cette population grandissante, ainsi qu’aux préoccupations hygiénistes de l’époque, des abattoirs modernes sont alors projetés et implantés à la limite de la ville à l’époque, à proximité de la gare de Casa Voyageurs. Il s’agit de l’un des premiers grands équipements de la ville de Casablanca. Ils sont dotés d’espaces à la hauteur de la modernité de la ville ( espace frigorifique, chaudière, traitement des eaux etc.).
Les abattoirs ont été conçus par l’architecte parisien Goerges-Ernest Desmarest et construits en 1922. Ses bâtiments présentent les mêmes spécificités architecturales stylistiques néo-mauresques, mais aussi avant-garde. Leur architecture annonce un style encore inconnu à l’époque : celui de l’art déco, qui sera inventé plus tard en 1925. Il s’agit donc d’un joyau du patrimoine architectural au Maroc.
La reconversion des abattoirs en fabrique culturelle : Un projet phare pour la ville
C’est en 2009 que la friche est transformée en fabrique culturelle, dédiée à la création artistique urbaine de plusieurs disciplines artistiques confondus: street art, arts vivants, arts de la rue et du cirque et bien d’autres. Plusieurs collectifs d’artistes s’y réunissent, autour des mêmes valeurs : Promouvoir l’art en tant que facteur de citoyenneté, démocratiser la culture et faire du lieu un espace de partage ouvert à tous.
L’association Casamémoire est alors désignée comme gestionnaire des lieux. L’espace s’engage à mettre à disposition des artistes des espaces de création, de diffusion et de formation, à être accessible à un large public initié ou pas, et à intégrer les associations du quartier dans des activités communes.
Plusieurs collectifs d’artistes s’ajoutent au projet et élisent domicile l’espace des abattoirs. C’est là que les artistes résidents s’installent et œuvrent ensemble pour donner jour à une série d’événements. Festivals, spectacles, ateliers et expositions : ils réussiront à attirer des centaines d’artistes, et plus de 400 000 visiteurs depuis l’ouverture de la fabrique. Parmi ces festivals, le festival de musique urbaine L’Boulevard Tremplin, véritable révélateur de talents. Celui-ci propose des concerts gratuits et attire des groupes de musique venus de partout au Maroc. Les espaces des abattoirs sont aussi très fréquentés chaque jour, même en dehors des événements, et surtout par les skateurs qui viennent profiter des grands espaces ouverts à tous, et qui manquent dans la ville. La fabrique culturelle des abattoirs devient alors un pôle de jeunesse à Casablanca, le succès est phénoménal.
Développer un vivre ensemble autour du cirque et des arts de la rue
Les arts de la rue et le cirque sont les arts les plus mis en avant dans la fabrique culturelle des abattoirs, notamment avec les troupes d’artistes professionnels du cirque qui résident dans le lieu. Beaucoup d’entre eux, comme Said Mouhssine, sont diplômés de l’Ecole Nationale de Cirque SHEMS’Y. Ensemble, ils n’ont qu’un seul objectif : pratiquer leur passion librement et la faire découvrir auprès des jeunes et la partager avec eux. Leur collaboration au sein des abattoirs fait éclore de nombreux projets et festivals.
Parmi ces projets, le Parkour Partage, un événement autour de l’art du déplacement et du free-running qui a mobilisé des centaines de participants. La dimension du festival est d’abord citoyenne et vise à développer un « vivre ensemble » en créant des lieux d’entraînement et de recherche artistique dans des espaces de qualité.
« Notre objectif à travers Parkour Partage est essentiellement une initiation à la pratique du Parkour et à la sensibilisation des jeunes » nous déclare Said Mouhssine, fondateur du Parkour Partage et membre de la compagnie Cie-Accroche toi !. « L’événement suscite beaucoup d’enthousiasme de la part des jeunes, nous recevons une grande demande. L’année passée, la 4ème édition a réuni pas moins de 350 participants. »
Par aileurs, Saïd Mouhssine est l’auteur de la première création marocaine de cirque contemporain, mêlant théâtre et art circassien, nommé « Tarft L’Khobz » (Morceau de pain), une pièce qui raconte l’histoire des ouvriers dans la société marocaine.
Il y aussi le Ftw’art, créé par le groupe Colokolo associé à la compagnie Wajdine, et en partenariat avec Cie Accroche-toi. Il s’agit du rendez-vous incontournable des arts du cirque et de la rue, programmé chaque année pendant le mois de ramadan, et qui propose spectacles et ateliers.
La résidence du collectif Cie-Accroche toi! et de Colokolo aux abattoirs aura duré 5 ans. Tous les artistes résidents ont été destitués du lieu en juillet 2016, suite à la fin de la convention de Casamémoire avec la fabrique culturelle des abattoirs.
Un espace menacé en permanence qui s’éteint à petit feu
En juillet 2016, l’association Casamémoire cède sa place de gestionnaire des lieux à la mairie de la ville qui en devient responsable. Depuis, toutes les activités du lieu sont interrompues et les artistes sont contraints à quitter les lieux. La compagnie du Théâtre Nomade réussit à rester in situ et est la seule à occuper les lieux actuellement. Une situation critique pour l’avenir des artistes.
« Notre discipline nécessite beaucoup d’entraînements à rythme régulier et beaucoup d’espace pour qu’on puisse pratiquer et abriter notre matériel. Depuis que la convention est finie, toutes nos activités sont suspendus. » affirme Saïd Mouhssine.
« Nous avons signé une convention entre Racines et Cie-Accroche toi avec Casapatrimoine il y a quelques mois, pour que nous puissions avoir le droit de travailler le temps de trouver une solution à la gestion. Jusqu’à présent, nous sommes toujours dans l’attente d’une réponse. »
Depuis un an, toute activité est interdite aux abattoirs sans l’autorisation préalable des autorités responsables , y compris les visites touristiques. Il est également interdit de prendre des photographies, selon une note du Wali indiquée à l’entrée. Même les artistes qui y résidaient se voient refuser d’accéder au lieu. Une situation alarmante, qui détruit petit à petit l’espace et tout ce que les artistes ont réussi à accomplir.
Nous décidons alors de contacter Casamémoire afin de comprendre. Ils nous expliquent que leur contrat avec la ville est terminé, et que c’est la mairie qui gère les lieux en attendant de trouver une structure ou une organisation pour la gestion. Ils refusent toutefois d’expliquer clairement la raison de l’arrêt du contrat. Quelques recherches nous ont permis de savoir que la gestion des abattoirs leur aurait été confisquée, car ils n’auraient pas respecté le contrat avec le conseil municipal de la ville.
En attendant, la fabrique culturelle des abattoirs est en permanence menacée. Les artistes résidents sont privés de l’espace, alors qu’ils devraient bénéficier d’une institution de plein droit. Entre temps, ces derniers cheminent ailleurs et se battent pour d’épanouir dans leur pratique et construire leur projets, non sans difficulté. Ils espèrent retrouver leur foyer artistique aux anciens abattoirs, et rayonner comme avant sur la ville de Casablanca.