Koohestani et Abusaada – ou le renouveau du théâtre contemporain

Hearing © Amir Hossein Shojaei

Acclamées au festival d’Avignon cet été, Hearing et Alors que j’attendais, sont deux œuvres puissantes signées Koohestani et Abusaada. Actuellement au Festival d’Automne à Paris, elles sont en tournée européenne durant toute la saison.

Réunis par le goût d’un théâtre contemporain éminemment engagé, sensible et intelligent, l’Iranien Amir Reza Koohestani et le Syrien Omar Abusaada font partie d’une nouvelle génération de metteurs en scène soucieux de parler de leur monde, en y portant un regard intime, lucide et nuancé. Car en dépit de la censure, des guerres, des interdits ou des tabous, c’est aussi sur les planches que s’exprime l’avant-garde iranienne et syrienne. Koohestani et Abusaada s’emparent de l’histoire de leur pays en mettant en relief la petite histoire, la quotidienneté, l’individu. En véritables porteurs d’espoir mais aussi d’esthétiques différentes, ils puisent dans leurs propres expériences pour aborder la dimension personnelle d’un bouleversement politique, traiter de questions sociales, ou revisiter certaines traditions. Ils évoquent la situation de leur pays en reliant l’intime, le politique et le religieux, et apportent une vision nouvelle, certainement non victimaire, d’une partie du Moyen-Orient.

alors-que-jattendais3-christophe-raynaud-de-lage

Alors que j’attendais © Christophe Raynaud de Lage

Un théâtre centré sur l’individu

Hearing et Alors que j’attendais nous parlent à leur manière de l’essentiel. C’est-à-dire «de nous, de notre rapport au monde et de notre confrontation à l’autre». Ces pièces partent de récits de vie qui confinent tout à l’universel. La poésie et le symbolisme sont omniprésents, l’imaginaire du spectateur est stimulé à deux cent pour cent.

« Lorsqu’on parle du quotidien, on parle de ce qui n’est pas dit dans les journaux, nous dit Amir Reza Koohestani. Le théâtre permet de suggérer certaines choses, en raison de la compréhension commune des règles ».

Comment aborder la question des relations complexes entre vie publique et vie privée, ainsi que le phénomène de paranoïa qui y est associée ? C’est ce que propose Koohestani avec Hearing, en mêlant une anecdote personnelle à la réflexion sur la société iranienne contemporaine.

L’histoire : dans un dortoir universitaire pour jeunes filles, Samaneh croit avoir entendu la voix d’un homme dans la chambre de Neda. Les deux étudiantes, menacées d’une sanction disciplinaire, subissent alors un interrogatoire interminable. A travers une écriture répétitive et un dispositif vidéo original – une caméra que les actrices portent sur la tête projette des images et matérialise le système de surveillance – Koohestani réitère cet instant pour suggérer le poids des pressions, des interdits et de la culpabilité, et crée ainsi une ambiance pesante. La pièce explore subtilement la banalité du mensonge dans les relations humaines. Elle est centrée sur quatre femmes, mais le personnage de l’homme, même si absent physiquement, est constamment présent. Bien que la distribution soit exclusivement féminine, Hearing n’est pas une pièce féministe.

« Il y a certes un regard sur la femme. Mais je n’oppose pas les hommes et les femmes. Car ce ne sont pas les hommes le problème, mais un pouvoir qui crée une situation d’angoisse et perturbe les consciences », explique le dramaturge iranien. C’est effectivement une étudiante qui, en tant que cheffe du dortoir, mène l’interrogatoire.

Au regard de l’absence de conditions favorables à la création dans ces pays, il existe néanmoins des « poches d’inventivité », selon Koohestani, qui fait partie de cette génération d’artistes en constante recherche de nouvelles expérimentations. Il en résulte une créativité formelle, plastique, sonore et poétique extrêmement riche.

Hearing © Christian Altorfer

Hearing © Amir Hossein Shojaei

Le coma comme métaphore

En collaboration avec l’auteur Mohammad Al Attar, le metteur en scène Omar Abusaada s’inspire d’un fait réel pour inventer un théâtre qui témoigne du chaos qui sévit dans leur pays d’origine: en 2011 un proche tombe dans le coma après avoir été tabassé à un check point dans la capitale syrienne. Alors que j’attendais mêle à ce fond documentaire des questionnements moraux, sociétaux et intimes qui défilent sous nos yeux. On y parle d’exil, de religion, mais aussi de sexe et de drogue.

Durant la pièce, le patient comateux observe les transformations qui s’opèrent au sein de sa famille mais aussi de la société syrienne. L’alternance de différents langages, parlé, visuel et musical, apporte de l’intensité et de l’émotion à la représentation. A travers un point de vue sur une famille de la couche moyenne, le coma reflète de manière métaphorique la situation actuelle de la société syrienne : l’attente « entre la vie et la mort, entre optimisme et pessimisme », relève Omar Abusaada. Alors que j’attendais nous fait brutalement réaliser que ce n’est pas la Syrie seule qui se trouve dans cet état de coma, dans ce moment d’inconscience, mais les spectateurs du monde entier.

« Les personnalités dans la pièce essaient de communiquer non seulement mutuellement mais aussi avec le protagoniste en état de coma. Cette communication est le chemin pour sortir du coma ». – Omar Abusaada.

En metteur en scène qui aime utiliser l’art du théâtre pour susciter prises de conscience et changements, et toujours en quête d’espérance, Abusaada rejoint ici la croyance d’Olivier Py selon laquelle le théâtre, face à la violence du monde, demeure un outil nécessaire pour « remettre à l’heure l’horloge de la conscience », un moyen de reconnecter avec la réalité. Amir Reza Koohestani et Omar Abusaada sont des créateurs attachés à traiter de sujets en relation à leur pays, et à faire vivre à l’audience ce qui n’est pas relayé dans les médias. Si leurs œuvres sont accessibles à un vaste public international, il leur est fondamental de pouvoir les présenter dans leur propre pays. « Malgré la censure en Iran, il existe toujours un public et des oreilles attentives pour vous écouter », note Koohestani.

« le théâtre est un espace pour résister au désespoir. Un Syrien qui n’a pas perdu l’espoir aujourd’hui est un Syrien courageux et fort ». – Omar Abusaada.