Jilani Saadi, l’effronté du cinéma tunisien

Du 22 novembre au 18 décembre prochain, le Maghreb des films nous fait voyager à travers une sélection de courts et longs métrages venus d’Afrique du Nord, des films qui seront diffusés dans plusieurs cinémas de la capitale.

Cet événement célèbre également une décennie d’engagement pour le cinéma du Maghreb. Créé en 2009 par Bernard Gentil, disparu l’été dernier, il est le premier festival de films à avoir ouvert la voie à des réalisateurs du sud de la Méditerranée. Les projections qui tiennent place dans des lieux cinématographiques emblématiques de Paris comme le Louxor, la salle Saint-André-des-arts ou encore la Colonie et l’ENS, permettront de découvrir des documentaires et longs métrages qui soulèvent les maux et interrogations des sociétés dans lesquelles ils s’inscrivent. A cette occasion, nous avons rencontré le Tunisien Jilani Saadi, l’effronté du cinéma arabe.

Né dans les années 60 à Bizerte, une ville portuaire situé au nord de la Tunisie, Jilani Saadi est une sorte de vilain petit canard du cinéma tunisien. Pas surprenant quand on découvre sa filmographie: un hommage aux marginaux et à tous les êtres qui osent transgresser les règles de leur communauté, dans une société où la religion et les tabous ont vampirisé le désir individuel. Après son premier long métrage Khorma, le crieur de nouvelles, sur l’histoire d’un jeune garçon qui se retrouve à la succession du  colporteur de nouvelle local, c’est avec La tendresse du Loup, film qui montre de manière très cru le viol collectif d’une prostituée en Tunisie, qu’il se fait connaître du grand public. Un film où il en profite au passage pour critiquer la misogynie ambiante de son pays, et qui lui vaudra pourtant d’être boudé des salles françaises. Retour sur le parcours de ce fils de docker qui, à 18 ans, a lui aussi à quitté sa province pour aller conquérir Paris… et surtout les salles obscures.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire du cinéma?

Cela remonte à très loin. Quand j’étais petit, j’étais dyslexique et je cherchais alors un moyen de m’exprimer sans parler, c’est donc comme ça que l’idée du cinéma m’est venue. J’aurai aimé faire de la poésie mais je n’arrivais pas à lire ce que j’écrivais donc le cinéma était la seule alternative. Aussi, à l’adolescence, j’avais vu des films avec mon père, des films nuls où tout le monde tripotait les femmes mais je trouvais cela génial car je vivais en Tunisie et on ne voyait jamais ça à l’écran.

C’est votre second long métrage, La tendresse du Loup , qui vous a fait connaître du grand public en recevant notamment le prix du jury prix du jury aux Journées cinématographiques de Carthage de 2006. Vous y montrez un viol de manière assez crue, mais aussi une histoire de vengeance. Quel message souhaitez vous faire passer?

Je n’ai pas de messages à faire passer, je laisse cette liberté aux spectateurs. Mais ce film m’a coûté très cher. J’ai reçu des lettres d’insultes et certaines salles ont même refusé de le diffuser en France.  On m’a insulté partout, à la fois de pornographe du monde arabe et de misogyne en France. Pourtant c’est l’histoire d’une femme forte qui se rebelle, qui n’accepte pas l’autorité. J’ai voulu montrer la femme arabe différemment et non pas  timorée et soumise comme on veut souvent la dépeindre. En France, on m’a accusé de montrer les détails d’un viol, mais j’avais envie de montrer la laideur de cet acte. Dans les films, pour symboliser un viol, on montre souvent une fille en train de pleurer sous la douche parce-que l’eau est chaude. Mais éclipser un viol, c’est catastrophique et scandaleux. C’est très grave d’avoir peur de montrer la réalité.

 

Tendresse du Loup

 

Vos films accordent une place importance à la symbolique, je pense notamment à la scène où Saloua, une prostituée se frotte violemment la peau avec un gant de crin sous la douche, après s’être fait violée dans La tendresse du loup . Quelles sont vos influences?

Le cinéma italien m’a beaucoup influencé quand j’étais plus jeune, car c’était le seul cinéma auquel nous avions accès. Il y avait une forte influence italienne en Tunisie, L’état achetait des fiat, et des films nous étaient envoyés gratuitement. J’ai alors découvert le néoréalisme avec Federico Fellini et Roberto Rossellini.

Les personnages principaux de vos films sont souvent des marginaux, qu’il s’agisse de Stoufa dans la Tendresse du Loup ou Khorma? Qu’est-ce que vous aimez tant dans ces êtres qui vivent en dehors des normes de la société?

J’aime leur liberté. Nous vivons dans des sociétés méditerranéennes assez violentes, où le poids du social est très lourd et les marginaux s’en libèrent. C’est plus jouissif et très cinématographique. Je suis moi même un marginal depuis l’enfance. Je suis un exilé. D’ailleurs quand je suis arrivée en France dans ma jeunesse, j’ai partagé un temps la vie des clochards.

 

Khorma, le crieur de nouvelles

 

Dans vos films, vous dressez un portrait au vitriol de la société tunisienne. Selon vous, le cinéma est-il nécessairement engagé?

Je ne pense pas qu’il existe un cinéma qui ne soit pas engagé. Dans tout acte de création, il y a un engagement. On ne fait pas un film pour faire un film, mais parce-que l’on a réfléchi sur la forme et donc sur l’idéologie politique. Si on est pas engagé dans le cinéma, c’est inutile. Avant de réaliser un film, je m’interroge toujours: en quoi ce film va transgresser une règle ou apporter des choses nouvelles. Par essence, le cinéma est populaire, c’est un art ouvrier, anti bourgeois, celui du travail.petit-fils et fils de docker, j’ai baigné dans ce monde de grèves et de résistance. Aujourd’hui le cinéma s’éloigne parfois de cette mission, on entre dans la muséographie et l’idéalisation, alors que le cinéma a été construit par des marginaux.

Pourquoi avoir décidé d’utiliser la Go pro lors du tournage de Bidoun?

C’était pendant l’affaire Mohammed Merah en 2012, j’avais découvert dans un article du monde qu’il avait filmé son crime dans l’école juive avec une Go pro. J’étais fasciné qu’une caméra de loisir, généralement utilisée pour filmer des surfers ou des jolies filles sur la plage, soit soudainement devenue l’outil pour filmer un crime sordide. Mais c’était aussi une vraie révolution sur la forme cinématographique qui a permis de créer de nouvelles formes narratives, ce qui a permis d’expliquer le désordre pendant la Tunisie post-révolution. Ce qui m’intéressait en l’utilisant, c’était de pouvoir noyer le point de vue du réalisateur en adoptant des perspectives différentes et en jouant avec les contre-champs.

Bidoun 3

Quel avenir voyez-vous justement pour le cinéma Tunisien?

Le cinéma tunisien est actuellement en pleine recherche, il est en train de se libérer des carcans et du paternalisme des anciens. Il n’est plus question de pouvoir et d’autorité, la technologie a permis à beaucoup de gens de s’exprimer, et des films se sont faits de manière sauvage. Une libération technique salutaire pour l’Afrique qui a permis une déferlante de nouvelles manières de voir le monde. Les printemps arabes ont été fondamentaux pour la Tunisie. On a tué le père de la patrie, et tous les pères en ont pris plein la gueule. On a brisé les références et maintenant on se dirige vers une maturité de la création. Une nouvelle jeunesse arrive et des portes s’ouvrent à elle.

 

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