Entre efforts collectifs et expérimentations individuelles, les musiciens cairotes de la génération internet font leur bout de chemin tout en essayant de capter l’attention internationale. Rencontre avec les artistes de cette scène émergente dans leur ville, la plus grande du Moyen Orient.
Centre-ville du Caire, début juillet 2015. Dans les rues qui quadrillent le quartier autour de Talaat Harb Square, les véhicules et les bruits de klaxon se dispersent. La lumière du soleil s’affaiblit sur les façades poussiéreuses des bâtiments aux architectures orientale et européenne moderne du XIXème siècle. Le chaos laisse un peu de place au calme. Le contraste est impressionnant. En ce milieu de mois de Ramadan, tout le monde ou presque attend le repas du Iftar et la prière du Moghreb.
Quelques heures plus tard, la capitale égyptienne retrouve son aura bouillonnante. Au sud de la place Tahrir, un souk prend place sur le sol en terre battue du quartier de Mounira. Les gens crient et la foule grouille sous les fanions colorés qui traversent les rues. Des enceintes posées à coté d’un stand de vêtements crachent de la musique chaâbi. Créé au début du XXe siècle dans les quartiers populaires d’Alger, le chaâbi se jouait avec des instruments comme la mandole, le ney et le piano, avec des chants évoquant des situations et des préoccupations du quotidien du peuple. Aujourd’hui le genre incorpore plus d’électronique et est devenu un terme fourre-tout pour désigner la pop orientale.
L’électrochâbi, des rues de Salam City à la télévision
Depuis quelques années Le Caire fait parler de lui par son electrochaâbi, ou mahraganat, une version encore plus rythmée et plus autotunée. Il trouve sa source en 2008 quand de jeunes habitants de Salam City, un faubourg particulièrement pauvre du Caire, s’amusent à composer et remixer sur des logiciels de productions audio craqués. Ils jouent ensuite leurs morceaux sur de gros soundsystems dans la rue à l’occasion de fêtes de mariage qui durent toute la nuit, devant des foules de danseurs désinhibés et surexcités. La musique se propage principalement sur internet. Au départ boudé des grands médias locaux, le genre a fini par susciter l’intérêt commercial des publicitaires. Les artistes se sont mis à recevoir des offres et des contrats, à faire des apparitions dans des films et des talk-shows à la télévision égyptienne. Le phénomène a aussi attiré l’attention internationale, des institutions culturelles étrangères comme le British Council ont tenté d’aider le mahraganat à se structurer et à monétiser sa propre « industrie». Notamment sous la tutelle du local Mahmoud Refat, patron du label de musique alternative 100 copies, désormais essentiellement concentré sur le mahraganat via le néo label ReTune.
La musique électronique n’existe pas seulement sous la forme du mahraganat au Caire. Une autre constellation de jeunes artistes exploite également les possibilités offertes par les machines et les ordinateurs pour s’exprimer par le son. Issus de parcours musicaux différents, leurs travaux recouvrent des surfaces variées. Certains sont clairement animés par une énergie club, comme Amr Alamy sous l’alias 1127. Plusieurs empruntent des traits à la techno pour les incorporer dans des cadres plus expérimentaux ; c’est le cas d’Amr avec son autre projet Cellar Door et d’Ahmed El Ghazoly (ZULI), en solo ou avec Nader Ahmed (N/A\A) dans leur projet XULI. Mostafa Onsy et Rami Abadir jamment ensemble dans leur projet ON4B, souvent sur les machines analogiques du dernier, pour un résultat qui penche vers l’IDM abrasif. D’autres comme Muhammed Green (Gast) ou Bosaina développent des paysages plus ambiants. Certains artistes travaillent avec des instruments acoustiques comme la guitare en utilisant des textures électroniques. Aya Metwalli oscille entre folk, pop et trip hop et Youssef Abouzeid scuplte des ambiances plus rock dans ses projet Shlomo Casio (avec Zeina Aly) et PanSTARRS.
Zuli, Nader et Bosaina forment depuis 2011 le collectif musical Kairo Is Koming (KIK) avec Ismael Hosny (ISMAEL), Hussein Sherbini et Asem ($$$TAG$$$). Difficile de coller des étiquettes à leurs projets individuels et communs (Quit Together, Wetrobots, Beautiful Morning). Les membres de KIK explorent des pistes hybrides de la techno au hip-hop en passant par le R’n’B, dans une esthétique très contemporaine et digitale.
L’agitation reste palpable mais les rues s’assombrissent et deviennent moins remplies dans Mounira lorsqu’on se rapproche des buildings hôteliers de Garden City. Après être passé devant l’institut culturel français et la faculté de Pharmacie, j’arrive chez Youssef qui vient juste d’emménager dans un appartement avec un colocataire. «Ce n’est pas très commun en Egypte de quitter la maison de ses parents avant de se marier’’ m’explique-t-il. Dans sa chambre, le logiciel de production musical Ableton est ouvert sur son ordinateur et des câbles midi traînent sur le sol. Il travaille sur un des morceaux de Ghaby, Ghaby, Ghaby (Stupide, Stupide, Stupide), le dernier EP de PanSTARRS, son projet alt-rock.
Ca fait du bien de trouver des gens qui pensent comme toi dans un pays où tu te sens aliéné
Youssef Abouzeid
Sa musique évolue au fil des sorties mais les voix et les cordes qui se baladent dans une chambre à écho restent des constantes. Le premier EP se dessinait sur un fond coloré et psyché. L’atmosphère de Ghaby, Ghaby, Ghaby est plus pesante, les paroles en arabe s’étirent lentement sur une lourde basse et de longues plages bourdonnantes. «Mon amour de la musique vient d’un besoin de créativité. Je me suis retrouvé à faire de la musique à travers plusieurs expériences jusqu’à ce que je rencontre certaines personnes comme Zuli, Nader et Asem. On a des goûts assez proches. Ça fait du bien de trouver des gens qui pensent comme toi dans un pays où tu te sens aliéné, où personne ne va dans ton sens. C’est vraiment une petite scène, une niche. On se nourrit tous les uns et les autres de plusieurs façons. J’ai rencontré ces gens vers la fin de l’année 2012 et ça a été une étape importante pour moi. On m’a initié à de la musique différente ; que j’adore maintenant, mais dont je n’avais jamais entendu parler. À des techniques différentes, à de nouveaux appareils comme les pédales, les synthétiseurs, les boites à rythmes…Toutes ces pistes, je m’y suis familiarisé au contact de ces gens’’.
Une culture électronique sans culture club ?
Depuis, l’émulation entre artistes est devenue relative pour Youssef qui écrit la musique tout seul pour PanSTARRS. Il a composé quelques morceaux et joué en live avec son cousin Nader (N/A\A), mais depuis que ce dernier est parti d’Égypte PanSTARRS ne s’est plus représenté. «Ça montre à quel point la situation est critique. Il n’y a personne avec qui j’ai envie de me connecter pour faire des choses créatives. Je suis très critique. Vivre au Caire, dans la scène musicale et artistique, et dans cet environnement en général, te rend critique». Dans ses textes (en anglais et en arabe) Youssef part parfois dans des introspections dépressives, ou dans des contemplations agressives et subversives.
Avec le projet Shlomo Casio, il explore des territoires plus électroniques et synthétiques aux côtés de Zeina Aly. «Elle apprend encore l’instrumentation alors je produis tout moi-même. Mais ce n’est pas un travail de producteur, c’est un processus créatif que l’on mène ensemble. J’essaye de voir ce qu’il y a en commun entre cette personne et moi, et avec ma technique j’exécute les idées qui nous viennent tous les deux à la troisième personne. C’est le challenge, tu n’exécutes pas tes idées mais tu produis quelque chose qu’ils – elle et toi – veulent faire ». Youssef considère Shlomo Casio comme son premier pas vers la dance music, qu’il détestait avant.
La culture du club et des concerts est toujours en pleine construction au Caire. Beaucoup de musiciens ont fait leurs débuts en public au festival 100 electronic (dont Mahmoud Refaat assure la programmation musicale) et dans les petits espaces artistiques du centre-ville comme 100 copies music space et le théâtre de Townhouse/Rawabett (fermé depuis un tout récent raid du gouvernement). Si ces lieux ont permis des premiers échanges et des découvertes, les artistes m’ont fait part des mêmes critiques et des mêmes frustrations concernant la passivité de la foule et la configuration des salles (soit trop petites, soit avec des marches ou des fauteuils). «Tu ne peux pas rester assis sur une chaise, une bouteille d’eau à la main, à regarder une performance de musiciens. Les concerts ont besoin de la culture de l’alcool, de la danse, d’un peu de chaos» défend Youssef.
Dans l’idée de pallier ce manque, Zuli et Asem ont imaginé un lieu où différents artistes de la scène alternative – des groupes établis jusqu’aux DJs qui jouent dans leur chambre – pourraient se rencontrer autour d’un bar et sur le dancefloor. En novembre 2013, ils ouvrent VENT, un espace entre le club et la salle de concert. En désaccord avec le propriétaire des lieux, ils n’ont plus d’espace physique permanent depuis juin 2015 mais ils continuent à organiser des soirées VENT dans des endroits différents.
On verra vraiment les fruits de notre travail dans dix ans
Zuli
En marge des événements occasionnels proposés par les petits espaces du centre-ville (soutenus par des fonds culturels internationaux) qui sont souvent gratuits, la musique électronique se confine à quelques clubs et bars huppés du Caire. Il est presque impossible d’assister à un événement de musique électronique pendant le Ramadan. Si la vente d’alcool est légale en Égypte, tout en restant une zone opaque, la loi interdit aux commerçants d’en vendre aux égyptiens pendant les fêtes musulmanes. Les quelques clubs et bars sont alors fermés pour cette raison. La majorité de la clientèle de ces lieux a de toute manière l’habitude de partir sur la côte nord ou au bord de la mer Rouge pendant l’été.
VENT, porte-drapeau des musiques électroniques
Le trio derrière VENT ne déroge pas à la règle. Zuli, Asem et Bosaina (qui travaille à leurs côtés sur les relations publiques et la communication de VENT) sont en vacances hors de la ville en ce moment. Pour les 31 ans de Zuli, ils se réunissent à Ain Sokhna, une station balnéaire sur la côte Ouest du golf de Suez.
Je les rejoins au départ du Caire, après une heure et demie de taxi au milieu du désert sur une autoroute quasiment vide. Sur place, il n’y a presque personne sur la plage, bordée de villas. Quelques pétroliers sont immobiles au large de la mer azur. En interview, Asem, Zuli et Bosaina sont sur la même longueur d’onde. L’un va exposer la réalité sous un angle comique, ou ironique, et les autres vont compléter plus sérieusement. Lorsque je leur demande leur bilan après presque deux ans d’activité, leur sentiment est contrasté. Bosaina lance sarcastiquement «Il n’y a pas de scène !». Zuli explicite : «Quelque chose était en train de se passer, mais depuis c’est resté un peu stagnant. Les choses se développent au Caire, mais très lentement. Je pense qu’on verra vraiment les fruits de notre travail dans dix ans. On continue de faire ce qu’on fait jusqu’à présent, en accordant une attention particulière au niveau international».
Depuis sa création VENT accueille régulièrement des artistes internationaux ; des gros noms de l’underground (Ben UFO, Huerco S…) et de jeunes labels étrangers comme Lobster Theremin, Rhythm Section ou Danse Noire. Pour le trio derrière VENT, cette vitrine internationale est nécessaire au développement de la scène et fonctionne à double sens : d’une part, exposer les égyptiens à des genres de musique qui n’existent pas ou peu en Égypte, et aussi présenter la musique égyptienne au reste du monde par l’intermédiaire d’artistes internationaux. Si ces derniers font généralement des efforts en baissant leur cachet, la conversion n’est pas à l’avantage des égyptiens (1 euro=9 livres égyptiennes). «Si on était des pur businessmen on ne bookerait pas d’artistes internationaux, c’est beaucoup plus rentable de booker des locaux» explique Asem. Régulièrement, des artistes étrangers curieux de venir jouer à VENT les contactent par des DJs qui y sont déjà passés. Bosaina ajoute avoir reçu encore plus d’e-mails après la publication d’un reportage à leur sujet sur Resident Advisor, un site d’information de référence en matière de musique électronique. La scène gagne en visibilité et les rouages du circuit international sont intégrés progressivement. Après avoir été sélectionnée pour la Red Bull Music Academy en 2014, Bosaina a joué au dernier festival Sonar (à Barcelone) aux cotés d’Ismail et de Hussein avec leur groupe Wetrobots. VENT organise aussi régulièrement des soirées dans des clubs londoniens par l’intermédiaire d’un contact sur place.
Au niveau de la dynamique locale, Zuli et Asem affirment avoir fait jouer une quarantaine d’artistes cairotes. Pour cette nouvelle génération de musiciens, cela représente des premières dates dans un contexte professionnel, en étant payés (ce qui n’est pas une chose garantie au Caire si l’on s’écarte des promoteurs de confiance comme Mahmoud Refaat). «Des salles comme Balcon Lounge et Cairo Jazz Club regardent notre programme et bookent les mêmes artistes que nous. Et c’est génial, c’est la raison pour laquelle on a lancé VENT» assure Zuli. Au niveau personnel, il avoue de ne toujours pas comprendre comment faire danser les égyptiens et a préféré arrêter le DJing après avoir reçu trop de feedbacks différents. Il pointe un manque d’ouverture d’esprit de l’audience locale. Pour Asem, le seul point de référence d’une foule de danseurs égyptiens est la familiarité. « Tu as besoin de jouer quelque chose avec lequel ils peuvent facilement se connecter ; une mélodie, des vocals, des trucs vraiment four-to-the-floor ». Pour les soirées clubs VENT tourne avec les 7 ou 8 mêmes Djs confie Zuli. «Trouver des producteurs et des musiciens qu’on aime est plus facile. On ne se limite pas à certains genres. Ils font leur propre musique et on doit la respecter». VENT aspire à construire une communauté ; les tickets des événements sont réservés en priorité aux artistes y ayant déjà joué.
Lorsqu’il y avait encore un endroit fixe, les soirées du début de semaine étaient gratuites et celles du jeudi oscillaient entre 100 et 200 livres égyptiennes (12-24€). Des prix dans l’ordre de ceux des festivals locaux comme le Downtown Contemporary Art Festival (auquel est désormais intégré le 100 copies Electronic Festival) et des festivals émergents qui ont lieu dans le désert comme Cloud9 et Oshtoora. Toutefois, ces tarifs ne sont pas abordables pour la majorité des Égyptiens (le revenu moyen s’élève environ à 1 200 LE, soit 141€).
L’artiste indépendant dans l’Egypte d’après la révolution
Politiquement, le pays connaît des années difficiles. Après la révolution, la répression n’a fait qu’augmenter. Les récents amendements de l’article 78 du code pénal et de la loi 84 menacent de prison à perpétuité les Égyptiens recevant des fonds d’organisations non-gouvernementales susceptibles de “déstabiliser la sécurité nationale”. Les fonds étrangers sont des soutiens non-négligeables pour la scène artistique du centre-ville. L’institut culturel français organise par exemple des soirées gratuites autour des musiques électroniques et alternatives plusieurs fois par an. Noémie Kahn, qui y est chargée de mission culturelle, explique que les actions de l’Institut français n’ont toutefois pas été modifiées. «Nous sommes seulement plus attentifs et compréhensifs lorsque les organisations locales souhaitent ne pas communiquer trop directement sur ce soutien».
C’est également difficile pour les Égyptiens de passer la frontière. S’ils leur fallait déjà prouver avoir de bonnes raisons professionnelles et des revenus suffisant pour partir vivre dans des pays occidentaux, il leur devient de plus en compliqué d’obtenir des visas de courte durée auprès des autorités locales. Selon la classe sociale et le nombre d’enfants dans la famille les conditions peuvent varier, mais il est souvent nécessaire d’avoir un travail à temps plein et surtout d’avoir fait ses classes militaires pour aspirer partir à l’étranger (Youssef, Asem et Zuli ont déjà loupé des dates et des festivals hors d’Égypte après s’être fait refuser des demandes de visa).
Il arrive aussi que le gouvernement intervienne localement par son “syndicat des musiciens”. Aux yeux de la loi, tous les musiciens du pays souhaitant se représenter en public doivent acheter leur carte de membre et pouvoir la présenter sur demande des représentants du syndicat. Lorsque ces derniers s’invitent dans des événements pour s’assurer que les artistes possèdent bien la carte, les problèmes se règlent généralement avec des pots de vin. Pour mes interlocuteurs musiciens et promoteurs interrogés sur le sujet, les problèmes avec le syndicat n’affectent pas vraiment la scène alternative. «Ils sont vraiment stupides et ne sont souvent pas au courant lorsqu’une bonne fête a lieu», rapporte un artiste investi. La situation semble plus délicate pour les artistes plus exposés médiatiquement, et en particulier pour les femmes. Fin août, après mon séjour au Caire, le syndicat a officiellement interdit le port des tenues provocantes pendant les performances live et télévisées. Son représentant a annoncé des prochaines réunions entre les différents syndicats artistiques dans le but de promouvoir du “matériel représentatif de l’Égypte et de son histoire”.
«Qu’on soit un homme ou une femme, il n’y a pas de différence dans la scène underground. On a les mêmes luttes, c’est toujours dur pour les hommes qui font leurs propres trucs, qui ont leur propre concept. Mais peut-être que si j’essayais de grossir, de signer sur une major, il y en aurait…Je ne sais pas». Aya Metwalli est l’une des plus belles voix du Caire. Initialement seule avec sa guitare, elle compose et chante des ballades rêveuses et mélancoliques. Depuis le cours de production qu’elle a pris au studio Epic 101 il y a quelques années, sa musique incorpore de plus en plus d’électronique. Lorsque je l’interroge sur l’influence de l’environnement local sur sa musique, Aya pense directement à la musique qu’on entend dans la rue et dans les taxis.«J’ai été beaucoup exposée à la musique arabe pop, que ça me plaise ou non. Je ne pense pas que ce soit de la bonne musique, mais on est tous exposés à la pop et on est tous exposés à la musique arabe, même si on n’en écoute pas intentionnellement. Tu montes dans un taxi et tu entends des chansons, tu en entends partout… C’est là, c’est dans mon système. Ça m’influence beaucoup même si je n’en télécharge pas et que je n’en écoute pas chez moi».
Être connecté par le web avec des des gens qui partagent les mêmes goûts que toi, c’est une bénédiction
Amr Alamy
Internet, lieu d’apprentissage et terrain de jeu
Comme ses pairs, Aya s’est construite sa propre culture musicale sur internet. Amr Alamy développe sur le sujet : «C’est un outil parfait quand il est bien utilisé. J’ai grandi aux Émirats Arabes Unis et j’ai ensuite déménagé en Égypte. Les deux pays partagent une sale quantité d’idéologies, de stéréotypes, de mentalités dépassées. Le fait de pouvoir écouter en ligne de la musique différente, provenant de différents endroits, c’est une manière d’ouvrir les yeux et de découvrir l’égalité. D’un coup j’ai eu la chance de pouvoir chercher de la nouvelle musique partout, d’apprendre de nouvelles manières d’en faire. Être connecté par le web avec des gens qui partagent les mêmes goûts que toi, c’est une bénédiction ». Sous l’alias 1127, Amr produit des tracks de club aux sonorités soniques et futuristes, avec des rythmes et un groove élastique qui tend vers la dance de Baltimore et d’Angleterre. «Il y a quelque chose, un feeling. Même si je ne suis jamais allé en Angleterre dans la vraie vie, dans les clubs et dans les raves anglaises. Mais je suppose que ça se traduit à travers internet, tu peux le capter, tu peux le voir sur le visage des gens». Son autre projet, Cellar Door, explore des pistes plus expérimentales, souvent entre des BPM plus lents et une palette de sons variée. Les atmosphères sont plus intimistes. Internet est aussi le moyen principal de partager sa musique avec un auditoire. Amr a sorti le dernier EP d’1127 sur Half Death, un label digital réunissant des artistes basés aux quatre coins du monde.
Après avoir passé la soirée chez une amie d’Amr avec certains de ses amis musiciens, on redescend dans les rues à l’heure de S’Hour, le repas pris avant le lever du soleil. Quelques stands de fast-food sont allumés et les phares des voitures s’entrecroisent sur Qasr al-Ainy, un des axes principaux du centre ville. «Les gens disent que c’est New-York la ville qui ne dort jamais, mais c’est vrai aussi pour le Caire» me lance Muhammed. Sous le pseudo Gast il produit une musique ambient très mélodique, aux accents souvent IDM et electronica. Parfois, les pulsations de ses lignes de basse penchent vers une techno hypnotique. Comme la plupart de ses pairs, Muhammed sort ses tracks sur son propre compte soundcloud. C’est comme ça qu’il s’est fait contacter par les labels Anywave et Junkie Slang, respectivement basés à Paris et Barcelone. Ces deux catalogues accordent une attention particulière à la nouvelle scène cairotte ; Anywave a sorti un EP de PanSTARSS et Junkie Slang un EP d’Aya Metwalli. Si Junkie Slang a permis à Muhammed et Aya de sortir leur musique via des plates-formes payantes comme iTunes ou Juno, les ventes ne suffisent évidemment pas à dégager des revenus conséquents. Ces labels digitaux créent avant tout des univers et jouent le rôle de plate-forme pour mettre en contact des amateurs de musique partageant les mêmes sensibilités.
Lorsque je questionne mes hôtes sur la notion de format et la valeur financière qu’ils accordent à la musique, Amr s’applique à exprimer son opinion. «Ça devient risqué quand tu commences à y penser comme un business, ou quand tu commences à la considérer comme un revenu. Pas seulement en Égypte, mais particulièrement ici. Il y a tellement peu de gens qui adhèrent à ce que l’on fait, à cette musique électronique de nerds. Pour la plupart ce sont des gens qui sont eux même investis dans la musique, donc tu n’as pas vraiment envie de leur soutirer ne serait-ce qu’une livre. Si tu n’es pas un musicien pop tu ne peux pas vraiment vivre en vendant des sons. Je pense que de nos jours c’est dur de vivre seulement des performances live. C’est là où les labels, les blogs et les médias interviennent. Et en Égypte ça resterait dur d’en vivre même si tout ça était combiné».
Au Caire, Cairo Scene et Mada Masr sont les deux sites internet d’information à couvrir les scènes électronique et alternative. Le premier passe régulièrement en revue les nouvelles sorties musicales et le second a plus l’habitude de remettre en question certains aspects du fonctionnement de la scène (en se demandant par exemple si VENT était “une nouvelle antre de la fête ou un espace culturel” au lendemain de son ouverture ou en s’interrogeant sur la programmation et l’utilisation du budget de la dernière édition du festival D-CAF). Pour la majorité des artistes que j’ai rencontrés, les médias locaux sont trop approbateurs et pas assez critiques musicalement (Youssef qualifiera Cairo Scene de “propagandistic”). A l’échelle régionale, le site internet Dandin (basé en Égypte) propose un concept intéressant; via sa plate-forme (en arabe), il permet aux utilisateurs d’uploader et de partager des fichiers audio (musiques, podcasts, poésies), et ce dans le but de faciliter l’échange de matériel artistique en provenance du Moyen Orient. Le jeune label Nawa Recording, basé entre Londres et Beyrouth, s’emploie également à promouvoir la musique alternative du monde arabe. En coproduction avec la maison de disque anglaise 33:33, Nawa vient tout juste de lancer une série d’événements entre Londres, Beyrouth et Le Caire; avec une première étape au Caire qui propose un concert du local Maurice Louca (un autre artiste électro, auteur d’un album sur Nawa qui repeint des paysages orientaux de façon hallucinée) et une soirée VENT. La plate-forme de streaming vidéo Boiler Room est partenaire de la série.
Ça serait intéressant de la part des gens qui ont des responsabilités d’accorder plus d’attention aux autres choses qui se passent au Moyen Orient
Hussein Sherbini
Sortir la dance music arabe des clichés occidentaux
Hussein Sherbini, membre de KIK, a son avis sur la manière dont circule la musique entre l’Orient et l’Occident. «La dance music n’est pas quelque chose de propre à l’Occident, c’est global. Au Caire, il y a beaucoup de dance music que je ne considère ni comme de la techno, ni comme du hip-hop, ni comme autre chose. C’est juste similaire. Là où je veux en venir, c’est que c’est facile d’appeler ça techno ou hip-hop juste parce que c’est un genre qui s’est développé en Occident. C’est la même chose avec l’électro chaâbi. Le concept ‘électro chaâbi’ en lui-même, c’est quelque chose que l’Occident a développé, pas les gars du mahraganat. Ils appelaient ça chaâbi, ils ne savaient même pas ce que c’était». Au printemps dernier, Hussein a sorti un album de rap intitulé Electro Chaâbi dans lequel il dénonce l’enthousiasme exagéré et le cliché culturel colporté par certains Européens dans la promotion du mahraganat.
Les vidéos des mariages de rue et l’espace exutoire que représentait le mahraganat a parfois fait fantasmer les médias occidentaux sur la relation entre le genre et la révolution de 2011. Bien qu’il ait toujours exposé une parole libre et qu’il reflète une partie du quotidien de la majorité du peuple égyptien, largement ignoré par les médias locaux et le gouvernement, le mahraganat va d’abord à l’encontre de la morale religieuse à travers des paroles qui invoquent le sexe ou la drogue. C’est seulement après les mouvements de 2011 et la chute du président Moubarak qu’on a vu apparaître des revendications politiques dans certains morceaux.
« En fait j’apprécie vraiment le mouvement organique du mahraganat, il mérite beaucoup d’attention. Je ne fais pas seulement des références au marhaganat dans l’album, c’est plus dirigé vers d’autres choses comme Omar Souleyman. J’ai rien contre lui, il est très talentueux et tout ça…Même si techniquement je trouve pas ça convaincant je suis très heureux de son succès. C’est plutôt que je trouve injuste que beaucoup d’artistes du Moyen Orient n’aient pas sa chance juste parce qu’ils n’ont pas l’air aussi ethniques ou authentiques, parce que ce qu’ils font est légèrement similaire à ce qui se fait en Occident. Je pense que ça serait intéressant de la part des gens qui ont des responsabilités, qui ont la chance de pouvoir développer des opportunités, d’accorder plus d’attention aux autres choses qui se passent dans cette région là ».
La veille de mon de mon départ, je grimpe sur la colline où est perché le parc Al-Azhar. La ville parait presque paisible pendant quelques minutes. Puis, graduellement, des minarets se mettent à s’envoyer des chants. Ils annoncent l’Aïd el Filtr, la fin du Ramadan. Des feux d’artifices éclatent de tous les côtés de la vue panoramique, et les sirènes et les klaxons reprennent de plus belle.
Reportage réalisé dans le cadre du concours JJEM – « Nouveaux Médias et Jeunes Journalistes en Méditerranée », lancé par babelmed.net et Radio Grenouille.
Cette action est financé par le programme « La Méditerranée des médias » de la Région Provence Alpes Côte d’Azur, avec le soutien du Fonds pour les femmes en Méditerranée et de CFI