Salim Saab est journaliste. Il a réalisé et produit son second documentaire, Forte. Dans ce film, il montre des artistes, graffeuse, danseuse, tatoueuse dans l’exercice de leurs arts. Évoluant dans les cultures urbaines depuis 25 ans, il a choisi ce milieu pour aller découvrir certaines femmes qui s’y sont imposées. Le documentaire donne la parole à des artistes du Liban, du Koweït, de l’Arabie Saoudite et de la Tunisie.
Interview.
Tu racontes ton souhait de faire ce documentaire suite aux préjugés de la société française sur les femmes arabes en général. C’est bien ça ?
Oui, c’est ça. Entre autre. Forte c’est mon second documentaire, le premier était sur la culture hip hop au Liban, Beyrouth Street, dans lequel il y a une trentaine d’artistes dont 5 femmes. Quand j’ai projeté le documentaire en France, il y avait souvent des remarques lors de questions/réponses avec le public après les projections. Beaucoup de gens étaient étonnés de voir des femmes libanaises, des femmes arabes dans la culture hip hop et un jour il y a eu une remarque qui m’a vraiment surprise. Une dame m’a demandé si ces filles s’exposaient à un danger en faisant du rap ou de la danse au Liban ou dans un pays arabe.
Là je me suis vraiment rendu compte des stéréotypes sur les femmes dans les pays arabes. Je me suis dit si c’est à ce point là étonnant qu’il y ait des femmes indépendantes, des femmes artistes dans les cultures urbaines, c’est qu’il y a un vrai problème d’information et de communication. Je me suis dit que ce serait bien de faire un documentaire avec des femmes que j’avais déjà interviewées dans mes émissions ou dans la presse écrite, pour montrer que dans les pays arabes il y a des femmes talentueuses qui ont trouvé leur moyen d’expression et leur espace d’indépendance et de liberté à travers les cultures urbaines et qui ce sont imposées par leur talent, malgré la société patriarcale.
Oui, il y a des inégalités hommes femmes et dans certains pays beaucoup plus que d’autres, l’idée ce n’est pas de nier ça, mais il faut aussi montrer autre chose, les femmes libres, courageuses, indépendantes, fortes, dignes. Dans l’œil des medias occidentaux, on montre les arabes comme des victimes ou comme des terroristes, on est toujours filmés sous ces prismes là et c’est faux.
Il y a une différence entre la liberté des personnes ou de la société dans son esprit, et les lois d’un pays. Cela questionne par exemple la partie filmée en Arabie Saoudite, dans laquelle il est seulement énoncé que l’État facilite l’exercice de l’artiste en offrant un espace…
Déjà, j’ai tout filmé sauf en Arabie Saoudite. Donc j’avais envoyé une équipe. En l’occurrence la question posée était « comment es-tu perçue par la société, ton entourage de façon générale » et en effet elle répond qu’on lui offre un espace pour faire du graffiti. L’idée n’était pas de dire que tout est permis, mais déjà de montrer qu’il y a du graffiti en Arabie Saoudite parce que les gens sont étonnés de ça. Qu’en plus il y a des femmes et en plus dans des villes comme Djeddah, un peu plus ouverte que d’autres, il y a des espaces de liberté, malgré toutes les inégalités. Et puis je voulais montrer aussi que les entourages les soutenaient. Parce qu’on attend qu’elles répondent « mes parents m’ont virée de chez moi etc. » Alors oui bien sûr ça peut arriver mais moi dans le documentaire j’ai posé les mêmes questions et concernant la perception de l’entourage, pour la plupart, elles sont bien perçues, donc c’est bien de montrer ça aussi.
Comment as-tu travaillé sur la construction du documentaire, quelles sont les questions que tu as posées ?
J’ai posé plus ou moins les mêmes questions à chacune. Pourquoi elles ont choisi d’être artistes, chacune dans son domaine, ce que l’art leur procure, comment ça a impacté leur vie quotidienne, la place de la femme dans la société dans laquelle elles vivent, si en tant qu’artiste elles se sentent féministes ou non. Et aussi quelles sont les femmes qui les ont influencées, comment elles sont perçues dans leur entourage. Et puis ensuite ce sont des digressions. J’ai pris les réponses qui me semblaient les plus percutantes. Par exemple sur les influences des femmes, j’ai juste pris la réponse de Lili Ghandour qui parle de sa mère de manière très forte.
Quant est-il de la liberté de devenir artiste, est-ce plus simple dans un milieu social élevé ?
Dans le documentaire, il y a vraiment des femmes de tous les milieux. Marie Joe Ayoub vient d’un quartier assez huppé à Beyrouth qui s’appelle Achrafieh, Lili vient d’un quartier très pauvre et plutôt conservateur de Beyrouth ouest. Lana Ramadan et Marwa El Charif viennent de classes moyennes. Nawel Ben Kraiem pareil. Les femmes du golfe, je n’ai pas posé la question, elles ne viennent pas d’un milieu très bourgeois, mais pas pauvre non plus. J’ai essayé d’avoir des profils différents. De façon générale, je n’ai pas sondé tous les artistes au Liban évidemment, mais il y a de tout. Bien entendu c’est plus accessible pour les gens qui ont plus d’argent, qui parlent anglais, comme partout, mais il y a de tous les milieux.
Concernant le rythme du documentaire, tu as choisi de laisser la place à des silences, notamment avec une artiste qui n’est pas interviewée, mais qui performe en silence. Pourquoi ce choix ?
Eh bien justement, comme il y a beaucoup d’interviews, il fallait que je laisse des moments, que ça respire un peu. Et Krystelle Harb fait du Hula hoop et je trouvais qu’il y avait un côté solaire dans sa performance et qu’elle arrivait à s’exprimer seulement par ce biais là, et elle-même quand je lui ai demandé si elle souhaitait encore répondre, elle préférait le faire par son art. J’ai mis ses séquences au début, au milieu et à la fin et j’ai fait exprès de filmer ces séances sur le toit parce qu’il a y le côté surélevé, elle domine le monde en quelque sorte, et elle est très décontractée, naturelle. Il y avait un côté un peu infini que j’aimais bien.
Le film a été projeté en France, quelles réactions as-tu eu ici ?
Il a été projeté en France, au Liban, en Palestine. J’ai fait des projections en France beaucoup dans les facs et les festivals, dans des collèges, des médiathèques. Et là ce n’était pas forcément un public de cinéphiles, c’était un public lambda. J’ai vraiment eu beaucoup de réactions d’étonnement. Déjà le fait qu’il y ait des cultures urbaines dans le monde arabe, ils étaient super surpris. « Ah bon, ils les laissent faire, ils ne sont pas emprisonnés ? » Alors des femmes en plus ! Du coup c’est exactement l’objectif que j’avais et c’est vrai que ça m’a fait plaisir. Je n’ai pas eu beaucoup de critiques négatives, sauf une fois on m’a reproché de faire ce film, parce que je suis un homme et donc ce n’est pas ma place de parler des femmes. Je pense que ça n’a pas de sens.
L’objectif c’est de donner la parole aux femmes interrogées, je fais toujours attention à ne pas parler à leurs places. J’ai posé des questions, mais il n’y a pas de voix off par exemple. Je suis aussi content d’avoir pu faire des projections dans différents endroits. En France cela permet la déconstruction de préjugés, mais au Liban cela permet de déconstruire d’autres types de préjugés.
As-tu de nouveaux projets en préparation ?
Oui, mais un peu secret. Toujours dans l’idée d’essayer de déconstruire des préjugés. Je ne reproche pas aux gens d’avoir des stéréotypes. On leur montre ça quotidiennement. C’est normal d’avoir de fausses idées sur certains pays, si on ne connaît pas et que la seule source de connaissance c’est une certaine télé. Mais il faut rétablir la balance. Après parfois, on me dit « tu fais ce documentaire, mais tu caches les vrais problèmes ». Alors déjà, on en parle des vrais problèmes. Et aussi ce que j’aime répondre c’est, si on fait un documentaire sur des femmes surfeuses à Biarritz et qu’on leur parle de surf, est-ce que l’on cache les vrais problèmes si on ne parle pas des inégalités salariales et du harcèlement de rue ? Doit-on toujours renvoyer les femmes à la question du militantisme féministe ? Je trouve ça discriminatoire et problématique. Alors, nous parlons des problèmes et pas de façon victimaire. Marwa le dit très bien « je suis libre parce que j’ai décidé d’être libre et que je ne me soumet pas aux règles que la société veut m’imposer ».