Né en France, de parents irakiens, Feurat Alani est grand reporter. Ses souvenirs d’Irak, il les a racontés à travers plus de 1000 tweets qui ont ému ses nombreux followers. Aujourd’hui basé à Dubaï, il est journaliste et producteur de l’agence In Sight Films et collabore régulièrement avec Arte, Al Jazeera et Canal+.
Octobre 2011, je découvre sur Canal+ un reportage sur Fallujah, l’une des nombreuses villes martyres de l’Irak. Depuis l’invasion américaine, un enfant Falluji sur cinq naît avec une déformation physique. L’horreur. Rapidement on se rend compte que la probable cause de cette tragédie est l’utilisation par l’armée américaine de phosphore blanc lors de ses bombardements. La démocratie à coup de phosphore blanc ? Du déjà-vu.
Derrière ce reportage, je retiens le nom de Feurat Alani, ce jeune reporter franco-irakien qui a eu le courage d’ôter le voile sur cet odieux crime. Quelques années plus tard, je fais sa connaissance et découvre que nos parents se connaissent. J’ai relu l’intégralité de ces tweets, 1000 pour le premier storify, et 310 pour le deuxième. Sur des phrases courtes, 140 signes obligent, mais émouvantes et profondes, le follower voyage dans les souvenirs d’un amoureux de l’Irak. Cet Irak au parfum d’abricot qui n’a jamais quitté Feurat Alani.
Tu reprends à travers plus 1200 tweets tes mémoires de l’Irak, ton pays d’origine, et des différents voyages que tu y as fait. Pourquoi avoir choisi ce format de Storify en particulier ?
Feurat Alani : J’ai choisi ce format de storify tout d’abord parce que c’est le seul que je connaisse et qui me permette de rassembler des tweets dans un ordre chronologique. J’ai mis un numéro à chaque tweet pour ensuite les rassembler sous forme de récit. Cela évite de se perdre dans le flux de Twitter qui n’est pas adapté au récit. C’est un défi que j’ai essayé de relever : imposer une chronologie et revenir dans le passé. Deux choses qui ne font pas partie du « logiciel » Twitter où tout va très (trop) vite.
C’est en 1989 que tu visites pour la première fois Bagdad et Fallujah alors que la guerre Iran-Irak s’était achevée. Quelques années plus tard, tu repars visiter l’Irak mais tu ne sembles retrouver le même pays. Qu’est-ce que tu ne retrouvais plus de l’Irak de 1989 ?
F.A : La première chose que je ne retrouvais pas est l’espoir et l’énergie des Irakiens. En 1989, tout était à reconstruire, au sens large. L’avenir dans la région appartenait à l’Irak. Il y avait tout pour réussir. C’est ce que j’ai perdu en 1992 lorsque nous sommes retournés au pays. Il n’y avait plus ce dynamisme de l’après-guerre. Nous aurions pu avoir les trente glorieuses, mais le destin de l’Irak a basculé lors de l’invasion du Koweït. Puis l’embargo a détruit tout espoir. La chute de l’Irak commençait. De manière plus concrète, on ne retrouvait plus les denrées habituelles, tout avait augmenté, et le pays s’était vu fermer les portes du monde.
De tes tweets, on comprend rapidement que le terrible embargo a une incidence très forte sur la vie des irakiens. Tu relates plusieurs incidents où tu es confronté à la précarisation de la société irakienne. Tu sembles avoir été marqué par cet événement : est-ce le même Feurat qui revient après ces vacances de 1995 ?
F.A : L’année 1995 a effectivement été un tournant pour moi, même si j’avais déjà été marqué par la guerre du Golfe et mes visites dans l’embargo irakien en 1992 et 1994. L’année 1995 est surnommée l’année noire de l’embargo, la période la plus difficile, où le dinar irakien ne valait plus rien. Les Irakiens non plus n’avaient plus rien. Tout était hors de prix. La viande au repas se faisait rare. Les enfants mourraient par milliers. De nouvelles maladies apparaissaient. C’était très dur. Un décalage total entre ma vie de français dans la prospérité relative au sein de ma famille et la situation désastreuse en Irak. Je ne suis donc plus le même quand je rentre de ce long été irakien où plusieurs événements personnels et au sens plus large du pays, vont me faire basculer de l’adolescence à la conscience d’un adulte.
Tu parles avec un attachement de Fallujah, ville historique et symbole d’un certain héroïsme irakien dont est originaire ton père. Tu ne l’évoques jamais sans faire allusion à l’Euphrate. Y a-t-il une relation spéciale entre la ville, ses habitants et l’Euphrate ?
F.A : C’est totalement le cas. Il est impossible d’évoquer Fallujah sans parler de l’Euphrate. Mon père m’a toujours parlé de son enfance autour de l’Euphrate où il avait failli se noyer. Les enfants à l’époque nageaient dans ce fleuve, ils y enterraient des pastèques au fond de l’eau pour les rafraîchir. Il y avait également beaucoup d’activités autour de ce fleuve mythique. La pêche, les restaurants au bord de l’eau. Le pont. Tous les Fallujis vous parleront de l’Euphrate comme un élément essentiel dans leur vie, dans leur ville. Il y a aussi une évocation poétique à partir de ce fleuve. Les Irakiens sont des poètes dans l’âme, la poésie est même le sport national. Enfin, l’Euphrate est également mon prénom « Al Fourat ». Mon père m’a donné le nom du fleuve de son enfance. Je porte donc les souvenirs de mon père. Mais également les miens.
L’injustice est le moteur essentiel de mes envies de raconter.
Début 2000, la situation semble s’améliorer et l’Irak semble être sur pente ascendante. Mais, la situation géopolitique tourne à sa défaveur et le pays est envahi le 19 mars 2003. De Paris, tu suis cela avec un goût amer et les yeux remplis de cette injustice. Est-ce de là que né ton désir de raconter ?
F.A : Le désir de raconter est né bien plus tôt, en 1989. De mon premier voyage en Irak, j’ai adoré le raconter à mes copains. J’ai, par ailleurs, toujours été exigeant dès tout petit sur les détails des histoires. Il ne fallait en rater aucun : l’heure, le jour, la couleur, le nom. J’ai gardé la même rigueur pour raconter mes histoires. L’invasion en Irak de 2003 a sûrement joué un rôle déterminant dans l’idée de raconter de manière professionnelle, comme journaliste, les événements de mon pays. L’injustice est le moteur essentiel de mes envies de raconter. Mais raconter avec des détails, ça c’est une passion depuis tout petit.
En 2006, tu reviens en Irak. Le pays tombe dans l’escarcelle de la violence confessionnelle. Tu es d’ailleurs témoin de plusieurs scènes irréalistes. Al-Qaida est déjà implanté en Irak. Les germes de l’Etat islamique sont-ils déjà présents devant toi ?
F.A : Je pense que les germes de l’Etat islamique étaient là dès 2003 lorsque Paul Bremer, alors administrateur américain du pays, a limogé des centaines de milliers d’officiers et fonctionnaires irakiens, sous prétexte qu’ils étaient membres du Baas. Des gens qualifiés qui n’étaient pas forcément contre l’arrivée des Américains au départ. Ils voulaient quasiment tous que Saddam s’en aille. A ce moment-là, il y eut des manifestations pacifiques pour demander un emploi. Cela a vite basculé quand ces derniers ont réalisé que les Américains et les nouveaux visages irakiens les rejetteraient par principe. Ensuite, évidemment, avec le fossé grandissant entre les populations sunnites et le gouvernement irakien, puis la bataille de Fallujah et le sectarisme politique et religieux, et l’écartement systématique d’une certaine population des postes importants du pays, l’Etat islamique a pu s’engouffrer dans ce vide.
D’Amman, tu obtiens en 2007 la possibilité d’entrer à Fallujah grâce à un chef d’une tribu de la ville. Arrivé là-bas, tu découvres ce qui pourrait visiblement être un crime de guerre et l’une des plus grandes injustices commises contre la population irakienne. Peux-tu revenir sur les événements qui ont fait de Fallujah une ville martyre ?
F.A : En résumé, il faut commencer par l’arrivée des Américains dans la ville où, entre autres, une école a servi de base pour les soldats. Depuis le toit de cette école, ces soldats pouvaient voir les terrasses des maisons alentour. Fallujah étant une ville plutôt conservatrice, des rumeurs sur des soldats américains équipés de jumelles observant les toits (et donc les femmes) ont commencé à circuler. Est-ce vrai ? C’est possible. Des habitants ont donc commencé à manifester pacifiquement devant cette école. Des soldats américains ont répliqué par des tirs. Entre 13 et 19 habitants ont été tués selon les différentes sources. Le lendemain, ces gens sont revenus armés. L’insurrection dans la ville a commencé. Il y a eu une première bataille en avril 2004, remportée par l’insurrection, forçant l’armée américaine à rester en dehors de la ville. Fallujah est autogérée par sa propre police, ses propres représentants, une première en Irak. Puis l’événement tragique des 4 mercenaires américains, suspendus au pont vert de la ville, a marqué un tournant. L’insurrection devenant diverse, dont islamiste, a revendiqué cet acte. Une deuxième bataille a été engagée en novembre 2004, beaucoup plus violente. Les Américains voulaient en finir avec ce symbole de la résistance irakienne. Des morts par milliers, puis l’utilisation d’armes prohibées, les destructions, ont fait de Fallujah cette ville martyre, représentée par son cimetière du même nom.
Tu reviens en 2010 à Fallujah pour faire ton enquête sur ces terribles faits où tu découvres des images insoutenables d’enfants déformés, dont certains que tu as pu rencontrer. Peux-tu nous parler précisément de ces armes non conventionnelles dont les habitants de Fallujah ne cessent de parler ?
F.A : Il y en a principalement deux : le phosphore blanc et les missiles contenant de l’uranium appauvri (et peut être enrichi). On a également parlé de napalm et de bombes à fragmentation. Des images que j’ai vues, j’ai évidemment reconnu le phosphore blanc, officiellement utilisé pour éclairer les zones de combat, ce qui est autorisé par les conventions. Ce qui est interdit, c’est d’utiliser cette arme dans les zones peuplées de civils, ce qui était le cas à Fallujah. C’était donc interdit et l’armée américaine le savait. Quant au missile Hellfire, testé déjà en 2003 à Bagdad, il est terriblement nocif. Il contient de l’uranium appauvri et peut être enrichi. Il a été utilisé en masse à Fallujah. Il est probablement la cause de maladies, de cancers et des bébés déformés.
Dans tes derniers tweets, tu sembles être d’avantage concerné et préoccupé par le sort infâme réservé aux Fallujis, leurs nouveaux nés et toutes ces générations sacrifiées. Vas-tu continuer à porter leur voix ? Si oui, de quelle manière comptes-tu faire entendre cette injustice subie ?
Concernant Fallujah, je veux porter leur voix, c’est vrai, le plus loin possible. Mais je tiens à dire que je suis autant concerné par la situation catastrophique de Bassorah par exemple. Une ville magique que j’ai visitée à plusieurs reprises et qui est dans une situation environnementale épouvantable. Donc j’essaie effectivement de porter la voix de Fallujah, mais surtout de l’Irak dans son ensemble à travers mon travail. Que ce soit de l’écriture, du reportage télévisé, ou autre. Un projet de livre est en discussion. On y retrouverait l’écriture littéraire, des images, des cartes, des informations et des dessins à partir de la trame de mes tweets. Certaines parties seront plus développées.