Fares Yessad et la fresque sociale algérienne

Nos premiers jours à Alger ont un parfum d’été.  Nous prenons rapidement nos habitudes sur les terrasses inondées de soleil de la rue Didouche et nous plaisons à y élire domicile pour nos rencontres. C’est justement dans l’une d’entres elles que nous échangeons avec Fares, sculpteur, street artiste et étoile montante de l’art  alternatif algérois.

Les débuts

Ce nomade universitaire nous explique être tombé amoureux de l’art après une formation en sciences humaines et sociales et trois ans de droit. Il atterrit alors aux Beaux arts d’Alger en section sculpture et se met rapidement à fréquenter des cercles culturels pluridisciplinaires.

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Cherchant un exutoire qui lui permette de partager ses pensées avec le plus grand nombre, Fares se met alors au street art, dont il aime couvrir les murs aussi bien dans les quartiers populaires que dans d’autres, plus cossus.

Pour lui, « la rue est la plus grande galerie ouverte du monde » et il aime l’utiliser comme le réceptacle d’une réflexion imagée qui se nourrit de son environnement, de ses formations universitaires éclectiques et de l’inspiration du moment.

Fares Yessad © Mehdi Drissi

Fares Yessad © Mehdi Drissi

Moh, l’algérien d’aujourd’hui

Au fur et à mesure qu’il étale ses pensées sur les murs d’Alger, Fares fait grandir un personnage, qui se retrouve aussi dans ses sculptures et qui personnifie l’algérien d’aujourd’hui. Le déclic pour cette satyre sociale personnifiée lui vient de son expérience de la caricature, qu’il a ensuite fait évoluer sur d’autres supports. Mohammed, qui se fait appeler Moh, c’est un personnage qui se cherche et tangue entre deux systèmes de pensée sans savoir où se mettre.

« Moh est un citoyen avec un grand H, il s’inscrit dans plusieurs classes sociales. Moh porte les traces de la colonisation, Moh est musulman, Moh s’adapte au système dominant du capitalisme et on pourrait continuer à l’infini. Moh est tout ça à la fois et du coup il ne sait même pas où se positionner en terme d’identité. »

Ce qui intéresse Fares dans sa réflexion, c’est d’explorer la psyché de l’algérien actuel, pris en étau entre des systèmes dominants, à la fois arabo-musulman et capitaliste mais avant tout fruit de la mondialisation et de l’indépendance.

Lorsqu’il peint et dépeint Moh, Fares ne s’exclut pas du jugement qu’il émet, « c’est une formation négative de moi-même », nous dit-il.  Avec ce personnage, Fares parle d’une jeunesse qui n’arrive pas à se positionner et cherche une alternative aux systèmes actuels. Moh est laid, il interpelle, il est ridé mais « chaque ride raconte une histoire ».

Fares nous montre aussi son travail actuel, qui  s’inspire davantage de pictogrammes avec une « une symbolique antique » dont il aimerait « donner une interprétation locale ».  Peindre dans la rue est cependant un vrai jeu de cache-cache avec les autorités. Il faut les contourner en travaillant la nuit et constamment repeindre au-dessus des œuvres effacées.

L’un des terrains d’expression favoris des street artists est Ain Sbouja, espace délaissé où l’on retrouve des peintures murales de Sneak, Slimane Sayoud et d’autres artistes du collectif 213 Writers. Dans ce coin perché sur les hauteurs de la ville, les peintures côtoient les dictons et les couleurs se marient sur des murs défraîchis.

Fares Yassad © Mehdi Drissi

Fares Yassad © Mehdi Drissi

La société du spectacle

« Les réactions des passants sont plus intéressantes qu’on l’imagine », nous dit Fares. Les gens s’identifient aux personnes représentées et dégagent leurs propres interprétations.  Selon les quartiers, les messages et les réactions diffèrent, « il y a une scission sociale très marquée à Alger, entre Hydra, Sidi Yahia et le centre-ville ». Les écarts sont criants.

Ces décalages croissants s’expliquent par le passage sans transition d’un système collectiviste au capitalisme sauvage .

« Il y a cinquante ans tous les algériens marchaient pieds nus, et maintenant il y a ceux qui ont des chaussures et ceux qui sont restés pauvres. »

A ce propos, la symbolique du jeu intéresse beaucoup l’artiste et il en explore les déclinaisons sociales dans un jeu d’échecs grandeur nature.

les échecs

« En jouant, on se confronte à la décision ; en espérant une réussite, un bénéfice moral ».  Et parfois, « même sans prendre de décision, on se trouve dans un cadre de réussite par le seul échec de l’autre ». Enfin, dans un jeu, il y a aussi des règles à l’instar du cadre légal qui codifie le contrat social.

Chacun joue donc un rôle dans cette comédie et cela crée un paradoxe avec la vocation initiale du jeu « qui est censé être un divertissement et non une corvée».

Pour Fares, l’artiste aussi a un rôle à jouer dans cette mascarade, il doit être le garant d’une critique constante et refléter les mutations sociales dans toutes leurs contradictions.

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