Entre documentaire et fiction, Enquête au paradis dévoile avec justesse les visages et voix multiples de l’Algérie actuelle. Merzak Allouache expose les regards intimes du peuple algérien face aux vidéos de propagande religieuse enfantées par des cheikhs extrémistes du Moyen-Orient.
Enquête au paradis se lit en noir et blanc, dans une Algérie contemporaine levant le voile sur sa propre situation socio-religieuse. Le cinéaste signe ce documentaire fictif monochrome trois ans après Le Repenti, témoignage d’un trauma algérien du terrorisme des années 1990.
Filmer les algérien·ne·s
Nedjma, journaliste algéroise, décide de sillonner sa ville, assistée par son collègue Mustapha (Younès Sabeur Cherif). Le schéma sera le même: en point de départ, Nedjma (Salima Abada) projette la vidéo d’un cheikh saoudien fulminant contre la condition imparfaite et inférieure de la femme sur Terre. Il décrit ensuite l’offrande métaphysique de Dieu accordée à l’homme lors de son entrée au paradis: les 72 houris, Vierges sublimes promises dans l’au-delà par des versets coraniques inexistants. Les interviewé·e·s seront tous interrogés sur leur vision concrète du paradis. La journaliste les laisse décrire une possible vie utopique, et dessiner l’immanence. Les réactions divergent: de la pornographie à la foi, en passant par la découverte jdeed et l’impatience d’une jeunesse désabusée…
Merzak Allouache mêle avec justesse reportage et fiction dans une langue schizophrène, un arabe dialectal agrémenté d’expressions françaises fragmentaires. Ils sont adolescents, artistes, peintres, écrivain·e·s, comédien·ne·s, psychiatres, militant·e·s démocratiques et féministes, ou encore leaders spirituels. Et nous livrent avec sincérité leur regard sur cet Islam prolifère. Chaque rencontre est provoquée, rythmée par le même air d’oud composé par le talentueux Yahia Bouchalaa. Dans un cyber café où chaque connexion internet est surveillée, Nedjma abordera de jeunes adolescents oscillant entre le rap de Jul et les vidéos Youtube de prêches islamiques.
Une véritable immersion dans une société hétéroclite algéroise où le désir sexuel est tabou, enfoui… reporté ailleurs et plus tard. Un système de privation présent au sein des trois religions monothéistes, comme le rappelle Kamel Daoud, l’auteur de Meursault Contre-Enquête. A quoi bon cette propagande? Pourquoi une si grande obstruction à la construction d’une vie choisie, si ce n’est totalement libre et surtout, politiquement indulgente? Tristement, pour mieux contrôler, pour mieux réprimer, et endormir les peuples, entendra ce militant démocratique.
Seulement, on connait le danger. La sensibilité de certains jeunes comme cet ancien salafiste, livrés à eux-mêmes dans un environnement hostile à leur épanouissement, peut les amener à succomber au chant des sirènes wahhabites.
L’enfer c’est le paradis (des femmes)
La route est longue, le combat aussi. Il faut aller « hors-les-murs », au coeur du Sahara algérien pour prendre conscience d’une Algérie profonde et de sa population conservatrice. Au marché local de Timimoun, Nedjma peine à créer le moindre contact avec les femmes. Les hommes, eux, répondent favorablement à l’appel des houris. Les femmes seront plus facilement sollicitées à Alger. L’actrice nationale Biyouna ironise sur la gravité des propos « féminicides » et faussement paradisiaques. « Dans la vie, ils galèrent avec une seule, et là-bas ils en veulent 72. »
Merzak Allouache ne se prive pas de scènes parsemées de notes humour malgré le sujet brûlant. Une insoutenable légèreté filmique, au plus proche du réel. Et si la femme retrouvait la même place que sur Terre, condamnée à faire la lessive et préparer le méchoui éternellement? Et si le paradis était incolore, inodore, humainement intangible? Tant de questions, de réflexions concomitantes dans une société livrée à un avenir tiraillé entre respect des traditions et méfiance du progrès.
Autre scène remarquable: Nedjma, accompagnée de Mustapha, descend dans la pénombre les marches d’un quartier résidentiel souterrain. Rendez-vous avec un guide spirituel. Comme un semblant de retour du monde intelligible à la caverne platonicienne où la l’absence de lumière et les présupposés illusoires règnent. La discussion avec un cheikh de la ville se ponctue par des Inchallah et aboutit au Coran et la Sunna. Un imam intégriste refusera quant à lui le jeu de l’interview, à moins de renommer le reportage « Enquête en enfer ». Aux antipodes du manichéisme religieux, Sarah Haider, romancière et journaliste locale, évoque un besoin de spiritualité et de poésie immatérielle.
Une belle expérience cinématographique en terrain miné. Enquête au Paradis s’inscrit à la fois dans la contemporanéité et dans l’Histoire. Merzak Allouache apporte une vision inédite de l’Algérie par les Algériens. Si les idées régressives et comportements « macho-islamiques » perdurent (termes de Kamel Daoud), non, la plupart de la société algérienne n’est pas prête à se résigner à un Islam illusoire et matériel. Ni à «la religion de l’oisiveté ». Dans un pays où réside un trauma constant post-guerre civile, l’issue reste le djihad. Celui de la culture et de l’éducation.