Emel Mathlouthi : « Je suis en quête de sons encore jamais explorés »

La chanteuse Emel Mathlouthi de passage à Paris pour présenter son dernier album « Ensen » © Manon Aubel

La chanteuse Emel Mathlouthi présente ce soir son dernier album « Ensen » au public de la Gaîté lyrique à Paris.  Avant de monter sur scène, elle raconte à OnOrient, le processus artistique dans lequel elle s’est engagée depuis le succès de Kelmti Horra (« Ma parole est libre ») en 2012.

Emel, nous te connaissons comme l’une des icônes des printemps arabes.  En Tunisie, tu chantais tes premiers poèmes dans la foule des manifestants.  Et ton album Kelmti Horra t’avait révélé sur la scène internationale, en 2012.  Aujourd’hui, tu reviens avec une proposition un peu différente, l’album électro « Ensen », co-produit par Amine Metani.  Quelle a été l’intention derrière ce travail sonore?

C’est un album beaucoup plus personnel, plus introspectif.  Je suis allée dans l’approfondissement de ma propre vision.  Sans suivre de méthodologie précise, j’ai abordé ce travail comme une quête profonde dans mon âme, dans ma psyché.  J’ai fait plusieurs expérimentations musicales et créé des bibliothèques sonores. J’avais envie de travailler avec les rythmes tribaux, les percussions tunisiennes mais en les décortiquant, en les destructurant, en les façonnant. Le résultat est surprenant: ces nouveaux beats électroniques ont une empreinte organique et non ethnique.  C’est très plein et authentique.  Comme une nouvelle écriture musicale révolutionnaire, et universelle.  Dans cette exploration, j’ai réalisé que je m’intéressais surtout à la recherche artistique plutôt qu’à la stricte composition de jolies mélodies.  Je suis en quête de sons encore jamais explorés.

Effectivement, c’est une posture un peu différente de l’approche classique d’un auteur-compositeur.  Comment expliques-tu cette mue?  

Pour cet album, je me suis posée avec un certain bagage:  j’ai expérimenté plusieurs modes de fonctionnement.  J’avais déjà enregistré avec des musiciens acoustiques, travaillé avec plusieurs producteurs et fait des versions de morceaux avec différents producteurs électroniques… Finalement, j’avais réuni pas mal d’ingrédients pour tisser ma propre matière.  Il se trouve que l’électro permet d’explorer davantage. Il multiplie les possibilités de créatioen inversant, par exemple, des boucles sonores. C’est un beau terrain d’exploration dans lequel j’essaie de puiser quelque chose d’inédit, avec précision et délicatesse.

Les médias te renvoient souvent l’image d’une icône engagée, est-ce que ce descriptif te convient?

J’assume complètement d’avoir été une icône engagée au moment des révolutions arabes.  Mais ce n’est pas parce qu’on se sent concerné, parce qu’on a une conscience, qu’on ne peut pas être un musicien accompli.  On peut être en recherche perpétuelle tout en étant engagée.

Quand on est né en Tunisie, en Afrique, on a l’impression qu’on n’a pas le droit de faire ce qu’on veut à l’extérieur d’un certain contexte ethnique.  C’est comme si, pour participer au premier rang à l’évolution des musiques actuelles, il fallait se détacher de sa langue, de sa culture. Mon travail ne se limite pas à une simple recherche d’équillibre « entre tradition et modernité », j’ai envie d’être reconnue à la mesure de mon talent, pour mes capacités vocales, pour mes talents de productrice, d’innovatrice… J’ai envie qu’on analyse mes effet vocaux à la manière de n’importe quel autre artiste.  Pourtant, même lorsque je suis introduite dans des festivals sans étiquette et qui ne sont pas spécialement tournés vers les musiques du monde, et bien dans ma description, il y a quand même toujours les qualificatifs de protest song tunisien qui me colle à la peau, et qui j’ai l’impression, empêche de dire autre chose.  Ce que je propose est pourtant assez occidental.  J’ai parfois le sentiment que ces étiquettes se transforment en barrières.  J’ai envie d’aller plus loin dans mon exploration sonore mais le chemin n’est pas facile.

Tu as une approche de la liberté assez absolue:  artistique, politique.  À quand remonte ce sens de l’engagement?

Ma conscience qu’on pouvait bousculer les choses à travers la musique remonte à bien avant mon emménagement en France, en 2008 lorsque j’ai officiellement commencé ma carrière musicale.  Adolescente, je faisais des reprises de chanteurs engagés comme John Lennon, Bob Dylan, Joan Baez, Sinead O’Connor, ou Cheikh Imam en Egypte.  Ce sont ces artistes qui m’ont donné envie de mener mon combat personnel.  Mon premier album Kelmti Horra est un hommage à ces années tunisiennes.

À l’époque, il y avait tellement peu de moyens, peu de structures, qu’on était vraiment libres de tout envisager.  Au départ, on était plutôt dans le refus de l’héritage des musiques arabes, on écoutait du trip-hop, du métal, du gothique.  Et puis on a commencé à rajouter des synthés…

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Cet été, tu as joué pour la première fois depuis 5 ans en Tunisie, dans le cadre du festival annuel de Carthage, un des grands temps forts de la programmation culturelle en Tunisie.  Peux-tu nous parler de cette expérience?

J’ai du mal à me produire en Tunisie mais je trouve que c’est très important d’être reconnu chez soi.  Cette année, j’avais préparé un grand spectacle avec un orchestre de cinquante personnes.  Mais au dernier moment, nous avons été déprogrammé, « pour des raisons budgétaires ».  Alors j’ai un peu forcé les choses pour être malgré tout présente lors de ce festival.  Avec l’aide de mon guitariste de l’époque, Karim Attoumane, nous avons très rapidement mis sur pieds une plus petite formation.  Et finalement, cela a été une très belle réussite devant un public de près de 5000 personnes.  J’étais très émue de voir un public mélangé, de tous âges et j’ai vraiment aimé la manière dont le public a réagi au spectacle, avec beaucoup d’émotion.  Même le président de l’Assemblée nationale était présent et il a eu des mots très touchants.  J’espère que cela va à nouveau nous ouvrir des portes.

Tu avais chanté à Oslo en 2015, à l’occasion de cérémonie de remise du prix Nobel de la paix, décerné au quartet du dialogue national ayant accompagné le renouveau démocratique en Tunisie.  C’est un beau symbole.  Aujourd’hui que penses-tu de la situation en Tunisie?

Je suis née et j’ai grandi en Tunisie.  Mais cela fait dix ans que je n’y vis plus, et ce ne serait pas juste d’avoir un avis précis sur ce qu’il s’y passe.  La dernière fois que je m’y suis rendue, il y avait une réelle effervescence, par exemple autour de la création de nouveaux médias, dynamiques et professionnels.  J’apprécie des initiatives comme Zoopolis TV qui propose de nouvelles manière de faire des interviews, de couvrir les arts…  Les gens ont besoin de voir quelque chose de nouveau qui les inspire.  On a besoin de croire en l’art et d’entendre que tout n’est pas que légèreté et brillance musicale.

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Te verrais-tu vivre en Tunisie?

Je suis actuellement basée à New York mais je me verrais bien à Berlin, à Paris, et pourquoi pas en Tunisie?   Ce serait super de redécouvrir la scène artistique là-bas, de travailler avec le théâtre, de concevoir et collaborer avec des acteurs locaux.  Cela me plairait.  D’autant plus que c’est un grand moment de changement, y compris pour les femmes.  J’ai beaucoup d’amies qui sont  devenues chefs d’entreprises, qui créent des plateformes collaboratives… J’ai envie d’être optimiste.

Pour cette date parisienne, tu nous prépares quelques surprises…

Tout d’abord nous allons jouer avec un quartet à corde exclusivement féminin, qui compense un peu la présence masculine sur scène.  J’ai pris beaucoup de plaisir à travailler avec mes musiciens sur ce concert.  Il y aura aussi des projections de vidéos.  Il faut venir découvrir « Ensen ».  C’est très nouveau.

Et puis, ces dernières années, je suis devenue mère et cela change tout en tant qu’artiste.  On devient encore plus combattante, il faut réussir à trouver le temps en soi pour sortir toute sa fragilité, donner à son enfant tout en enveloppant tout cela pour en faire quelque chose d’artistique.  Ce n’est pas évident. Il y a beaucoup d’équilibre à essayer de trouver.  Il se trouve que la relation à mon enfant est la seule chose qui puisse me fermer sur tout ce qui se passe dans le monde.  On est soudain connecté, c’est magique.  Est-ce qu’il y a un lien avec mon dernier album, plus introspectif?  Sûrement…

Et quels sont tes projets?

Je commence à travailler sur un nouvel album.  Je suis allée en résidence avec moi-même à Woodstock dans la campagne aux Etats-Unis.  J’ai écrit pas mal de morceaux et je reprends le travail avec Amine Metani.  Et j’espère qu’on va continuer à tourner avec « Ensen », sorti en février cette année.