« Parlez-moi d’amour… » C’est avec ce leitmotiv que Marion Touboul a arpenté l’Egypte pour sonder l’âme amoureuse de ses habitants. Danseuse ou bergère, fellah ou étudiant révolutionnaire, tous ont épanché leur joie ou leur souffrance, oscillant entre pudeur et désir de liberté. Amours est le récit très personnel de ces rencontres et l’occasion de re(dé)couvrir l’Egypte, blessée par sa révolution inachevée.
Al 7ob mafich*, voilà ce que répondent la plupart des Égyptiens quand on leur demande de parler d’amour. Pourtant, l’amour est présent partout au pays du Nil. Ou plutôt le rêve d’amour. Et la distinction est de taille. Ceux qui ont eu la chance de vivre en terre pharaonique le savent bien, les Égyptiens sont de grands romantiques. Et une chose interpelle quand ils se livrent à vous : quasiment tous recèlent une histoire d’amour contrariée ou avortée prématurément. Il peut s’agir d’une romance adolescente condamnée d’avance entre un jeune musulman et une jeune copte ou alors un refus des parents de laisser convoler leur fille avec son petit-ami en raison de sa situation matérielle jugée trop peu confortable…
Ce sont justement ces bribes d’histoires d’amour que Marion Touboul a entendues durant ses sept années en Égypte, en tant que correspondante pour la chaîne Arte, qui lui ont donné envie de creuser ce sujet. En parallèle, face à ce romantisme ambiant répondaient en miroir les propres questionnements de la jeune trentenaire française : l’amour peut-il durer toute une vie ? Quelle signification peut revêtir le mariage ? Une fois la passion évaporée, comment faire perdurer le lien entre deux êtres malgré la routine, les déceptions de la vie et les frustrations individuelles ?
Pour ce faire Marion Touboul a parcouru l’Égypte, depuis Assouan en Nubie, jusqu’à la méditerranéenne Port-Saïd en passant par l’oasis du Fayoum et la péninsule du Sinaï. S’invitant au sein de foyers riches ou modestes, ruraux ou citadins, la jeune journaliste a su recueillir les confidences de ses hôtes et plonger dans leur intimité. Le résultat est un livre passionnant, mêlant les objectifs de l’enquête socio-anthropologique et les envolées lyriques d’un carnet de voyage. Prenant la forme d’une épopée vagabonde, il dresse un panorama bouleversant du cœur des Égyptiens. Cette plongée dans l’intime fait évidemment jaillir des thèmes brûlants comme la frustration sexuelle et le harcèlement de rue qui en découle, les mariages arrangés, l’homosexualité ou l’excision (encore massivement pratiquée en Égypte).
Justifiée pour contrôler le désir de la femme, l’excision meurtrit la femme dans sa chair en l’empêchant d’avoir du plaisir. Mais cette mutilation génitale, censée garantir à la femme chasteté et fidélité (et donc un mari), est aussi une raison de rejet dans l’intimité, une sorte de « double peine » pour les Égyptiennes. C’est ce que confesse Akram, marié à une nubienne et engagé dans une relation libre avec une étrangère :
La première fois que j’ai fait dgigui- dgigui avec Eve, c’était génial : au bout de deux minutes elle était heureuse. Avec ma femme, je fais dguigui-diggui pendant des heures, mais il ne se passe rien. Je passe des nuits à la caresser, à la câliner, c’est agréable mais ce n’est pas comme avec Eve (…) Oui faire l’amour avec une femme excisée et une autre, ça n’a rien à voir.
L’homme égyptien s’autoriserait donc la passion avec une étrangère mais n’envisagerait de fonder une famille qu’avec une Égyptienne ? C’est ici que se situe la complexité : en Égypte, on n’aime pas nécessairement celle/celui que l’on épouse. L’amour, le sexe et le mariage ne sont pas interdépendants. Cela serait-il forcément une mauvaise chose ? Le proverbe ne dit-il pas que l’amour vient après le mariage, au fil des jours ? En Occident, le bonheur amoureux, se célèbre par le mariage. Mariage envisagé par d’aucuns comme une « prison », un vœu pieux qu’il nous serait impossible de respecter, l’amour éternel n’existant pas. En revanche, la plupart des mariages en Égypte se font de manière arrangée sans que cela empêche les Égyptiens d’y croire : le mariage devient alors la célébration de l’espérance d’être aimé. En effet, les jeunes voient la vie à deux comme la clé de la liberté. La réalité est cependant plus cruelle et peu de mariages arrangés sont heureux. Safi, qui rêvait d’épouser un homme musclé et fort qui la prendrait dans ses bras, s’est retrouvée promise à Tarek, un homme chétif moustachu :
La nuit de noces fut une nuit de deuil où un inconnu lui vola sa virginité et déchira son cœur. Ce jour-là marqua la fin de sa jeunesse, la fin de ses rêves, la fin de sa dignité, la fin de sa liberté. Sa vie de femme s’acheva avant même qu’elle ne débute, comme un oiseau manquant son envol. L’amour n’est jamais venu murmura t-elle simplement.
Face à l’amour, les traditions semblent toujours avoir le dernier mot, à l’image des alliances entre cousins où les parents tirent les ficelles du destin de leurs enfants. Conditionnés par leur famille dès leur plus jeune âge, les protagonistes sont persuadés qu’il s’agit d’amour. Difficile d’y voir clair tant la frontière entre illusion et auto-persuasion est infime… Et puis, en se prémunissant des tourments amoureux et des déceptions, certains atteignent une paix intérieure grâce à ce cadre connu depuis toujours. L’entre-soi serait un nid protecteur, une boussole rassurante pour tracer son chemin dans la vie, contrairement à l’amour passionnel qui d’après eux mènerait à l’échec et rendrait fou.
Amours fait état d’histoires tristes, de secrets inavouables où l’amour apparaît comme un luxe inaccessible. L’amour, à la fois source de souffrance et espoir de bonheur. Faut- il en faire une quête individuelle absolue au détriment d’une émancipation matérielle qu’un « bon parti » pourrait apporter ? Dois-je attendre ou me résigner ? Tel est le dilemme des jeunes Égyptiennes qui naviguent entre rêve du prince charmant et exigences financières, avec en arrière-plan les pressions de leur entourage et de leur horloge biologique.
Parfois, les esprits les plus libres ne se trouvent pas là où on les attend. Ainsi, Maria, jeune diplômée et salariée, a accepté de céder au cérémonial des gawaz salon, en référence aux salons des appartements qui accueillent la famille du conjoint potentiel pour discuter des conditions du mariage. Elle finira par se plier au choix de sa mère et épousera un riche paroissien. Par contre, Asmaa, malgré son niqab qui la dissimule de la tête au pied, a réussi à imposer son choix à sa famille en épousant le marchand de fruits en bas de chez elle dont elle était amoureuse depuis toujours. Pour elle, l’amour dans le couple était un commandement de Dieu et du prophète.
Les portraits des Egyptiens croisés par Marion Touboul sont souvent très attachants et bourrés de contradictions. En Haute-Égypte ou dans le Sinaï, le lecteur sera charmé par les descriptions d’habitants en harmonie avec leur environnement, à l’image de la bédouine Oum Mahmoud communiant avec les montagnes du Monastère Sainte Catherine ou de Yasser dormant chaque nuit lové dans sa felouque sur le Nil.
Des lueurs d’espoir éclairent le chemin, souvent grâce aux pères, tel Abou Islam qui souhaite un avenir de femme libre pour sa fille Heba et la voit déjà étudier à l’université. Dans les villes, le tableau est plus sombre. Les jeunes citadins, aux premières loges de la révolution de 2011, avaient rêvé d’une liberté qui les affranchirait des traditions. Aujourd’hui ils semblent désabusés par la recherche d’un travail inexistant, l’impossibilité de se marier sans argent ou de voyager sans visa. Pour eux, avoir 20 en Égypte équivaut à résoudre une équation impossible…
En attendant, les rêves survivent. Les yeux rivés sur les mosalsalat** turques et les oreilles bercées par la voix d’Oum Kalthoum qui continue de résonner à chaque coin de rue, 88 millions d’Égyptiens cultivent leur nostalgie. El 7ob Incha Allah…
* Il n’y a pas d’amour
** Feuilletons à l’eau de rose