Dorsaf Hamdani : « Nous vivons une crise identitaire dans le monde arabe »

Dorsaf Hamdani au Festival Au fil des voix. Crédit : Yassine Meddeb Hamrouni

C’est quelques heures avant la première parisienne de son concert Barbara-Fairouz, dans le cadre du Festival Au Fil des Voix que Dorsaf Hamdani nous a reçus à l’Alhambra. Rencontre.

Dès les premières minutes, ce qui nous frappe est la sérénité qui se dégage de la chanteuse tunisienne : la jeune femme est rayonnante et l’artiste est accomplie. Désormais installée à Paris, Dorsaf Hamdani entend passer à une nouvelle étape de sa carrière.

Ancrée dans une culture de chant arabe classique, vous avez réussi peu à peu à élargir votre univers musical. D’abord avec le projet Ivresses où aux côtés du chanteur iranien Alireza Ghorbani, vous célébriez le poète Omar Khayyâm pour arriver aujourd’hui à la prouesse de réunir Fairuz et Barbara sur un même album. Comment s’est effectué ce parcours ?

Cela fait déjà quelques années que je voulais travailler sur la chanson française, mais au regard de ma carrière, je n’étais pas encore mûre artistiquement. On m’avait déconseillé de passer d’un univers de musique arabe classique pour plonger directement dans la chanson française, car ce sont deux univers éloignés. Pourtant, je portais la genèse du projet Barbara-Fairuz depuis longtemps. Tout est parti du fait que pendant la tournée de mon précédent album Princesses du chant arabe (album rendant hommage à Fairuz, Oum Kalthoum et Asmahan chez Accords Croisés, ndlr), j’avais pris l’habitude d’offrir au public une chanson d’Edith Piaf. Pour moi, grande amoureuse de la chanson française, c’était l’occasion d’inviter une diva à rejoindre les autres et ainsi faire le pont entre les deux cultures. Puis, la réflexion s’est nourrie avec le label Accords Croisés et l’Institut français de Tunis autour de ces croisements, ainsi est née l’idée de réunir une icône de la chanson française et une autre de la chanson arabe.

Le défi était de taille. Barbara et Fairuz sont des monstres sacrés de la chanson. Elles ne sont pas des chanteuses que l’on reprend, il faut y apporter sa touche personnelle sans dénaturer leurs œuvres. N’avez-vous pas eu peur de la réaction du public ?

Bien sûr j’avais peur de cela au départ et même en cours du projet, j’ai eu des doutes. Mais je suis surtout quelqu’un qui aime les défis et je m’y suis investie totalement. Ce n’était pas toujours facile mais je n’étais pas seule, il y avait Daniel Mille, le directeur musical. C’était un travail d’équipe et il a fallu de véritables efforts communs pour faire de cette musique quelque chose d’inédit. L’idée pour moi n’était pas de reprendre simplement l’une et l’autre, d’autant plus que c’est quelque chose que j’avais déjà fait, Le défi de ce projet était de créer quelque chose à partir d’une matière déjà existante. On a dépouillé cette matière-là jusqu’à la mettre à nu pour en faire une couleur nouvelle. Je pense que l’on a réussi à créer un troisième univers. Après, il faut attendre de voir ce que va donner la tournée. Quand je parle avec le public français, on me dit « Oui, c’est Barbara mais ce n’est pas la Barbara que l’on connaît » et c’est la même chose pour le public arabe « Oui, c’est Fairuz mais c’est différent ». L’accueil que nous avons eu lors des premiers concerts en Tunisie nous a donné la certitude que l’on était presque arrivés à notre but et c’est quelque chose de magnifique.

A travers Barbara comme Fairuz, ce qui ressort c’est leur sensibilité ainsi que leur extrême liberté en tant qu’artistes. Elles se sont abandonnées entièrement aux émotions, d’où un spleen omniprésent dans leurs chansons. Croyez-vous en cette dimension de la musique comme catharsis ?

C’est tout moi ! (rires) Si cela n’avait pas été le cas je n’aurais pas pu travailler sur ces deux univers. Pour moi, il ne s’agit pas que de répertoires avec du texte et de la mélodie, c’est un tout qui englobe aussi les personnalités de ces deux femmes. Le fait d’avoir choisi Barbara et d’avoir pu pénétrer dans les profondeurs de son monde aussi bien musical que syntaxique, m’a beaucoup aidée ; idem pour Fairuz, j’ai voulu comprendre l’environnement d’où elle venait et le pourquoi de son parcours. Ce ne sont pas que des chanteuses, que des voix qui interprètent des chansons. C’est avant tout deux histoires, deux vécus qui se sont illustrés par leur engagement. A travers Barbara l’on découvre la mémoire du Paris des années 50- 60 et à travers Fairuz le Liban de la même époque. Ces points communs m’ont permis de travailler aussi bien sur l’une que sur l’autre pour les faire dialoguer entre elles.

Dorsaf Hamdani au Festival Au fil des voix. Crédit : Yassine Meddeb Hamrouni

Dorsaf Hamdani au Festival Au fil des voix. Crédit : Yassine Meddeb Hamrouni

Vous êtes une femme, une artiste, une chanteuse tunisienne qui vit désormais en France. Ces multiples identités se reflètent dans vos choix artistiques. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qui vous a amenée là où en vous en êtes aujourd’hui ?

Les rencontres au gré de mon parcours ont été décisives. Chaque projet que j’ai fait m’a emportée ailleurs, chacun a été un palier vers quelque chose de meilleur. Par exemple, la création que j’ai fait avec Alireza Ghorbani a été une étape très importante de ma carrière. Ivresses a été le projet qui m’a permis de mettre une empreinte dans le milieu de la musique du monde à Paris. Il y a eu un avant et un après. Après, il y a eu des projets comme Melos avec Keyvan Chemirani que je connaissais déjà du temps de mes études à Paris. Pour moi, les rencontres humaines ne s’arrêtent pas forcément sur des personnes connues, le plus important réside dans comment chaque rencontre peut vous enrichir personnellement et artistiquement.

En parlant d’Alireza Ghorbani et de musique iranienne, j’ai l’impression que si l’on compare le monde arabe et l’Iran, l’on se rend compte qu’en terres perses, la musique traditionnelle a encore un énorme poids et surtout qu’elle transcende les générations. Jeunes et moins jeunes peuvent vous réciter des poèmes d’Hafez et écouter des musiques occidentales sans que cela soit perçu comme un antagonisme.

Effectivement, les Iraniens sont très fiers de leur culture et je pense que notre problème dans le monde arabe c’est notre crise d’identité. Cela devient une évidence quand on regarde l’actualité de nos pays. Il faut ne pas laisser enfouies toutes les musiques que j’appelle du terroir, comme par exemple le stambeli en Tunisie. Avant même de les exporter pour qu’elles soient reconnues ailleurs, nous devrions les valoriser au sein même de nos sociétés. La solution passera par la redécouverte de notre culture, de ce que nous sommes.

Avant de nous quitter pouvez-vous nous dire quel est votre prochain projet ? Savez-vous déjà ce sur quoi vous voulez travailler ?

J’ai écrit beaucoup de textes (en français et en arabe) et composé des mélodies. J’aimerais franchir le cap de chanter mes propres chansons mais toujours dans un travail d’équipe, je n’ai pas la prétention de réaliser un album toute seule ! Ce sera des mariages d’univers différents, quelque chose qui me ressemble. Aujourd’hui je sais où je veux aller, j’ai longtemps attendu un développement de ma personnalité artistique et j’y vois désormais plus clair. Je sais ce qui me plait et ce que j’ai envie de défendre, après j’espère que le public suivra. J’ai envie de créer quelque chose qui soit à mon image avec mes influences multiples. Ce sera acoustique avec de nombreuses chansons en arabe tunisien, une ambiance intime en lien avec ce que je suis.

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