Dieu et le sexe : les mille et une censures

Crédit photo : Boushra Almutawakel

Crédit photo : Boushra Almutawakel

Touché au cœur de son égo de mâle, le roi Schariar est trompé par sa femme. Roi intouchable, après avoir tué cette infidèle, il proclame une vendetta contre les pucelles. Chaque soir, une nouvelle vierge deviendra son épouse. Après consommation du mariage, son corps sera retrouvé sans vie au petit matin. Shéhérazade, héroïne de toutes les vierges, cesse ce massacre par un stratagème qui constituera l’œuvre d’Alf Lila w Lila.

Il était une fois une œuvre littéraire, nourrissant légendes et fantasmes, voilée par un tissu de mensonges sur un orient friand de tapis volants. Ceci est l’histoire des mille et une nuits comptées par la belle Shéhérazade, originaire de Perse ou d’Inde. Désirée comme une houri, la conteuse est au centre des chimères les plus charnelles. Elle retranscrit un pan envoûtant de la culture arabo-persane. En parallèle, ces nuits imaginent un idéal de liberté d’expression bravant les tabous contemporains, si chérie au havre de la modernité qu’est l’occident. Comme si la modernité ne se dirigeait que dans un sens, modèle de toutes les sociétés. Mais le Golden Age oriental est vite dépassé par un puritanisme religieux universel et intemporel. Les séquelles sont vécues quotidiennement.

Shéhérazades contemporaines, les danseuses du ventre deviennent symbole de cette hypocrisie, causée par la générosité de leur croupe. Au Caire, berceau de l’art arabe des années 40, la danse orientale marche vers son bannissement pur et simple, victime de l’intérêt de certains Frères pour la condition de la femme, du désintérêt de la jeunesse libérale ainsi que des prérogatives qui ont surgi depuis la chasse à Moubarak. Insultes, crachats, menaces représentent le sort des danseuses lorsqu’elles sont reconnues par ceux-là même qui les admirent au détour d’un cabaret ou sur une chaîne télévisée. Oui, l’évolution peut se faire à reculons. Si la normalisation de la nudité décomplexée n’est pas un gage de modernité, le manque de respect et la recrudescence des violences envers les femmes est un syndrome indéniable de cette arriération. Par-là, est mise à l’écart la richesse érotique de la culture d’une région du monde perçue trop souvent comme superficiellement pudibonde.

Les contes sont dispensés de leur érotisme, des mots crus ainsi que des pratiques sexuelles, devenues illicites, parfois seulement sur le papier. Le fil conducteur d’une idée religieuse restrictive, imposé par les lois, prime, jusqu’à aujourd’hui, alors même qu’à une époque Dieu et le sexe cohabitaient paisiblement dans les mentalités de la foule. Même si Les Nuits ne sont pas déshabillées de toute leur essence, l’imposture est omniprésente. Au nom de cette même vision réductrice, le Qatar a renvoyé en Grèce les statues nues de ses apollons, datant de l’Antiquité, qui devaient figurer dans son exposition qui retrace l’histoire des Jeux Olympiques. Puis, il y a l’Arabie Saoudite et sa ségrégation sexuelle, où avoir un vagin suffit pour être considéré comme citoyen de seconde zone. « Clivages culturels » nous chuchotera-t-on. Mais des voix s’élèvent, comme celle d’un Adel Imam, jouant dans l’Immeuble Yacoubian qui traduisait déjà les dessous complexes de la société cairote, habitué des démêlés avec la justice. Censure sans cesse. Même si tout le monde sait, le refus de montrer sur la scène publique ce qui se fait, soi-disant, en secret perdure.

La censure est brandie pour la protection des mœurs, s’éloignant de fait de la réalité du terrain. Pendant que les œuvres littéraires sont contrôlées aux Emirats, parce que courir le risque de trouver un paragraphe traitant de l’homosexualité ou développant une « offense » à l’Islam est inenvisageable, Le pain nu de Mohamed Choukri frappe le lecteur de cette illusion spartiate nourrie au Maroc. Kif, vin, prostituées font le quotidien du narrateur encore adolescent. Du Rif à Tanger, ce classique autobiographique aborde crûment  entre autres, le sexe vécu par les enfants de la rue. L’auteur détruit tout une institution moralisatrice autour d’un tabou vivant au vu et au su de tous. Le tollé provoqué par ce livre est, une fois n’est pas coutume, la simple illustration d’un décalage entre une perception de l’Islam que l’on voudrait imposer alors même que les trottoirs de ces sociétés sont souillés. L’art n’est pas une marionnette à rabaisser aux différents rapports de force qui se jouent dans une communauté. L’art en soi ne prend pas partie, il est une arme accessible pour chaque protagoniste qui le fait parler pour transmettre un message. Jasad, magazine trimestriel consacré au corps et à l’érotisme, créé par la libanaise Joumana Haddad, plonge au cœur de phénomènes de société comme la polygamie, la virginité, le mariage forcé. Premier magazine du genre, il a suscité colère, insultes et menaces de mort. La subjectivité de l’interprétation sacralisée par l’Etat a fini par développer des normes aussi perfides qu’insidieuses.

La décence publique, tel un poing levé, n’a de cesse d’être la justification de condamnations et de censures. Le peuple serait-il bête pour être poussé à pêcher simplement à la lecture d’un bouquin ? L’Etat s’érige comme le protecteur du côté obscur de notre esprit. La pudeur extrémiste, comme un must dans ces sociétés des mille et une nuits, contrôle la vie, façonne les mentalités, engendre une frustration dans une hypocrisie schizophrénique. Les ficelles sont tirées du haut pour imposer une perception dénuée de sens, marchant sur un sol en verre religieux, qui perd ces outils qui viennent titiller l’esprit. Pourtant… La jeunesse arabe, souvent issue de la diaspora, s’arme de divers arts pour s’exprimer librement, au-delà des barrières qui cherchent à s’affirmer dans nos petites têtes. Ainsi, la photographie retire, petit à petit, ralentit par l’exercice d’une autocensure, le voile sur la représentation du corps masculin, à l’image d’un Mehdi-Georges Lahlou qui pose la liaison entre le corps et la culture. Ou encore questionne, voire inverse, comme la photographe yéménite Boushra Almutawakel, le port du voile de la femme à l’homme.

L’art poursuit un chemin à deux vitesses, entre une jeunesse orientale qui repousse un peu plus loin le paroxysme de sa créativité et l’étouffement de ses vertus par la censure.

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