Encore émergente dans le pays, la danse contemporaine fait l’objet d’un véritable engouement en Égypte, et en particulier au Caire. Malgré une formation encore insuffisante, un public non avisé, et le manque de lieux dédiés, plusieurs initiatives se développent à différentes échelles.
En cette matinée de juin dans le quartier Mohandessin, non loin du centre ville du Caire, quelques mots s’échangent pendant que les corps s’échauffent. Nous sommes au Cairo Contemporary Dance Center et, comme chaque jour dans les studios de ce centre de danse, les élèves se préparent pour les nombreuses heures de cours qui les attendent avec pour objectif de devenir danseurs ou chorégraphes professionnels. Une nouvelle génération de danseurs qui vient élargir le cercle encore très jeune de la danse contemporaine égyptienne.
En Égypte, la naissance de la danse contemporaine remonte au milieu des années 1990. Elle s’est surtout développée grâce à l’initiative de personnalités telles que Mohamed Shafik ou Karima Mansour qui partagent leur carrière entre l’Egypte et l’étranger. Mais, quinze ans plus tard le constat est frappant. Le pays souffre d’un cruel manque de lieux de performance, d’une quasi-absence de centres de formation et d’une indifférence institutionnelle. Une situation peu surprenante quand on sait que l’art et la culture sont souvent relégués au second plan dans le pays, et encore davantage lorsqu’il s’agit d’art contemporain.
Contrairement à la danse classique ou à la danse moderne, qui bénéficient d’institutions officielles placées sous le patronage du Ministère de la Culture que ce soit à travers l’Académie des Arts (The Academy of Arts) ou avec l’Opéra du Caire (Cairo Opera House), la danse contemporaine se développe par le biais d’initiatives plus indépendantes.
Avec ses deux studios dans lesquels s’immisce discrètement par les fenêtres la frénésie des rues du Caire, le Cairo Contemporary Dance Center (CCDC) est un espace indépendant unique en son genre dans la région. Il s’agit de la seule institution dédiée à la danse contemporaine en Égypte proposant une formation professionnelle à temps plein. C’est aussi la première en Afrique et dans le monde arabe. En plus d’un programme de formation professionnelle de 3 ans, le centre propose des résidences artistiques, des cours ouverts et des ateliers dans diverses disciplines et organise ou participe à des spectacles et à des festivals.
Ce centre névralgique de la danse contemporaine égyptienne a été fondé par la danseuse et chorégraphe Karima Mansour. Formée essentiellement en Europe, à la London School of Contemporary Dance et à l’école Renato Greco de Rome, celle-ci refuse l’idée d’un « nationalisme dans la danse » qui lui imposerait de se cantonner ou de coller à certains mouvements pour revendiquer ou prouver d’où elle vient.
À son retour au Caire, elle a lancé en 1999 MA’AT — Movement for Egyptian Contemporary Art — la première compagnie indépendante de danse contemporaine établie en Egypte. Une initiative issue d’un constat.
Quand je suis rentrée en Egypte, il n’y avait rien. », explique t-elle. « Après avoir passé 7 ans en Europe à danser 8 heures par jour, le retour en Égypte a été un choc, il n’y avait pas de festival, pas de compagnie, rien.
En effet, la danse contemporaine n’avait alors aucun centre dédié dans le pays. Et, il était pratiquement impossible de trouver des élèves à qui l’enseigner, des danseurs avec lesquels créer ou même des lieux pour travailler.
Puis, après avoir quelques temps travaillé à l’Opéra du Caire, elle a décidé de lancer le CCDC qui opère sous l’égide de sa compagnie MA’AT et est reconnu par le Conseil international de la danse de l’UNESCO. Pour Karima Mansour l’objectif du CCDC est non seulement de former des danseurs, mais aussi de leur permettre de développer leur carrière afin qu’à terme « un véritable écosystème » existe en Égypte pour favoriser l’épanouissement de la danse contemporaine dans le pays.
Pour créer et maintenir le centre, le chemin n’a pas été sans embuches. À la suite de démêlés administratifs, les autorités ont par exemple suspendu les activités du centre pendant plusieurs mois en 2013. Mais, il est certain que la révolution de 2011 a ouvert une brèche dans laquelle Karima Mansour n’a pas hésité à s’engager en ouvrant son centre qui est sans conteste une pierre fondamentale dans l’édifice de la danse contemporaine en Égypte. Cinq and plus tard, alors qu’une seconde génération d’élèves en formation professionnelle est presque à mi-parcours, elle considère donc que le CCDC est une «réussite d’envergure étant donné l’environnement plutôt hostile qui règne et les nombreuses difficultés à affronter».
La danse contemporaine a encore du mal à se faire accepter dans une société au sein de laquelle le rapport au corps est une question complexe. Le chorégraphe Mohammad Shafik, affirme par exemple qu’un homme qui danse en Egypte n’est pas vraiment considéré comme un homme. Le statut d’artiste en général et de danseur en particulier a également encore du mal à se faire une place. « D’accord, tu suis des cours cinq heures par jour mais qu’est ce que tu fait dans la vie? ». Une question à laquelle est souvent confrontée Hanin, une des élèves en formation professionnelle au CCDC qui constate que la réponse « je travaille, je m’entraîne pour devenir danseuse professionnelle » est souvent insuffisante, voire inintelligible dans la société qui l’entoure.
Malgré ces difficultés, l’organisation de workshops, de festivals et même l’établissement de nouveaux centres de danse comme Ezzat Ezzat for Contemporary Dance fondé par Ezzat Ismail Ezzat au Caire ou encore Rézodance de Lucien Arino à Alexandrie témoignent de l’ambition d’encourager la pratique de la danse contemporaine et sa visibilité dans le pays.
Des initiatives encouragées par un nombre croissant de participants mais aussi par une audience enthousiaste bien qu’encore limitée. À Alexandrie le festival Nassim el Raqs, créé à l’initiative de l’école Rézodance, va même jusqu’à mettre la danse contemporaine dans les rues. Organisé chaque année depuis 7 ans, ce festival permet à la danse d’aller directement à la rencontre d’un nouveau public en se mettant directement sur son chemin dans l’espace public. Bien accueillie par les habitants, ce festival est également une première étape pour sortir du centralisme cairote dont souffre souvent la culture dans le pays.
Une scène encore jeune
Loin des clichés exotiques de la danse orientale, la danse contemporaine en Égypte ne cherche pas à faire dans le folklore. Il n’existe pas non plus un mouvement strictement identifiable dans la danse contemporaine égyptienne, mais plutôt une mosaïque. Selon la chorégraphe Mirette Mechail,« il doit y avoir une quinzaine de chorégraphes reconnus actuellement en Égypte et aucun n’a le même style, ni ne parle de la même chose. Tout le monde a son propre style et est reconnaissable instantanément. Nous n’avons pas de style structuré. Ça viendra peut-être mais comme nous sommes encore peu nombreux et qu’il s’agit d’un mouvement récent, il est difficile de trouver un langage mutuel.»
Avec sa compagnie No Point Perspective fondée en 2002, ses performances sont principalement le résultat d’improvisations autour des problèmes personnels et intimes, des relations humaines. Un processus qui aboutit à des productions dotées d’un langage à la fois vif, intense et humoristique, telles que la dernière pièce de la compagnie intitulée « Ma3lish ». Ce mot, qui résonne dans les rues du Caire presqu’autant que le ronflement des moteurs de voitures, peut être traduit, selon le contexte, par une multitude de choses : désolé, ça va aller, c’est pas grave, peut-être une prochaine fois…Un terme mis en mouvement par les corps des danseurs dans cette pièce de Mirette Mechail qui illustre avec finesse et non sans humour les interactions sociales dans la société égyptienne.
Pour Karima Mansour, ce sont les termes de « résistance » et de « résilience » qui décrivent le mieux les thèmes les plus récurrents de son travail chorégraphique. Tandis que pour son dernier solo « Solitary » le danseur Aly Khamees a choisi de puiser dans les mouvements caractéristiques des danseurs shaabi. Cette danse, très présente dans les rues et dans les mariages, emprunte des mouvements à la danse traditionnelle des couteaux. Un style particulièrement populaire dans les quartiers et régions défavorisées du pays dont Aly est originaire. Ce type de danse qui simule des combats de rues est faite de mouvements rapides nécessitant une grande agilité même si, dans sa version moderne, il n’est pas rare que les danseurs se servent simplement de leur poing à la place d’un véritable couteau. Des mouvements qui sont selon lui une véritable métaphore de la société égyptienne actuelle.
Le nombre de danseurs, de chorégraphes et de compagnies ne cesse d’augmenter en Egypte. Mais cet engouement des jeunes générations entraîne une envie de faire qui se traduit par une envie de faire vite, trop vite, parfois au détriment de la qualité. C’est ce que regrettent de nombreux danseurs et chorégraphes dans le pays comme Mirette Mechail ou Karima Mansour notamment.
Pour cette dernière, la taille encore réduite de la scène contemporaine égyptienne limite rapidement les perspectives pour les jeunes interprètes. Certains choisissent de partir à l’étranger, tandis que d’autres brûlent les étapes. « L’ambition pousse certains à vouloir tout trop vite et trop tôt », constate-t-elle. « Il n’est pas possible de devenir à la fois danseur, chorégraphe et professeur en quelques mois sans réelle formation ni expérience. »
De nombreux jeunes danseurs et chorégraphes se produisent très tôt, sans que leur travail ne soit abouti, et sont galvanisés par une audience enthousiaste mais en général, peu alerte. En effet, la danse contemporaine est encore une découverte pour le public égyptien qui a ainsi tendance à être charmé plus par la nouveauté que la qualité.
Malgré tout, entre les faux pas de certains novices et le talent des plus passionnés, que ce soit derrière les murs d’un bâtiment de Mohandessin au Caire ou dans les rues d’Alexandrie la danse contemporaine égyptienne est en train de se faire une place. À son rythme mais avec enthousiasme, en dépit des freins de la société.