C’est au cours d’un séjour israélo-palestinien à Jaffa que nous avons rencontré Aurore Vigne. Récit d’une conversation avec l’artiste dans les décors d’une ville rattachée à Tel Aviv depuis les années 50.
S’étant construite en périphérie, Tel Aviv s’est considérablement agrandie depuis quelques années en incluant Jaffa comme quartier historique. Contrairement à la capitale moderniste israélienne, Jaffa, dont le port est un des plus anciens de la côte orientale méditerranéenne, fait partie de ces villes qui ont parcouru plusieurs époques et rassemblent différentes strates de l’histoire. C’est dans cette ville que l’illustratrice et directrice artistique travaille depuis chez elle ou dans la galerie Hand Factory située dans la vieille ville qu’elle partage avec l’artiste Julien Roux depuis 2015.
J’y présente trois types de créations : une sélection de mes gravures, des croquis faits d’après observation in situ dans la ville en me concentrant sur ceux fait en Israël (Tel Aviv, Jaffa, Jérusalem, etc). Enfin, des illustrations plus conceptuelles, s’appuyant souvent sur des jeux de mots en anglais ou en français. J’aime jouer avec une imagerie animalière en créant une surprise visuelle et poétique. J’y vends des originaux mais aussi des impressions (artprints), ainsi que des produits dérivés. Cela permet de rendre les images accessibles à toutes les bourses sous différents formats.
Les carnets d’Aurore
Dès le premier regard, on ne peut résister au charme de ses carnets de croquis. Les carnets d’Aurore renferment des trésors saisis sur le vif. Au fil des pages et de la beauté de ses aquarelles, nous nous promenons dans des endroits familiers et rencontrons différentes personnalités que nous recroiserons parfois à la terrasse d’un café ou à l’angle d’une rue. Aurore a toujours un carnet sur elle, l’accompagnant dans son quotidien à Jaffa ou lorsqu’elle voyage. Elle en a consacré certains à l’Israël où elle vit avec son mari et ses enfants depuis dix ans, à la France son pays d’origine, mais aussi au Ladakh (Inde), au Sinaï égyptien, à Istanbul ainsi qu’à plusieurs pays d’Europe.
Diplômée en 1998 de l’ESAG Penninghen à Paris où elle a grandi, elle a été directrice artistique indépendante pour des petites et des grandes agences ainsi que pour différents clients. Elle continue son activité à distance lorsqu’elle décide en 2007 de partir rejoindre son mari en Israël. Par la suite, elle se rend compte que cette transition était propice à l’enrichissement de son champ d’expertise.
Cela m’a amenée à me remettre en question et m’a conduit dans un atelier de gravure à Tel Aviv où j’ai appris à travailler l’eau forte et différentes techniques traditionnelles dont je rêvais depuis mes études en école d’art. Si je n’avais jamais vraiment arrêté le dessin pour les introduire parfois dans mes créations graphiques, il m’a tout de même fallu alors recommencer à tailler mes crayons et quitter l’ordinateur. J’ai suivi cette atelier pendant quatre ans avec plusieurs expositions collectives à la clé. Cet atelier de gravure m’a mis en relation avec de très bons artistes israéliens, notamment des illustrateurs avec qui nous nous sommes regroupés sous la bannière du collectif international Urban Sketchers.
Urban Sketchers Tel Aviv
Urban Sketchers (USk) est une organisation mondiale à but non lucratif qui existe depuis une dizaine d’années et dont l’objectif est de mettre en avant la valeur artistique, narrative et pédagogique du dessin in situ, en en faisant la promotion et en créant des liens entre croqueurs dans le monde entier, qu’ils soient chez eux ou en voyage. Différents rassemblements se font très fréquemment dans le monde entier et permettent aux artistes de se rencontrer tout en tissant un réseau où qu’ils soient. Le groupe de Tel Aviv a été créé en 2011 par Marina Grechanik et, au fil des ans, une communauté de dessinateurs s’est ainsi constituée dans la métropole ainsi que dans la ville de Jérusalem.
Nous créons une exposition collective chaque année. J’y expose une sélection de mes dessins d’observation faits in situ mais j’offre également mon expérience de directrice artistique pour monter l’exposition. Nous travaillons actuellement sur la prochaine qui se fera au Musée Gutman, dans le quartier de Neve Tzedek, pour la prochaine édition de la semaine de l’illustration à Tel Aviv.
Renouvelant l’art du croquis tout en le diffusant largement, le groupe de Tel Aviv illustre des éléments du quotidien tout en les mettant en scène – de façon originale. Différentes manifestations permettent de faire des échanges entre les membres. En ce moment, un échange entre les membres Urban Sketchers de Berlin et de Tel Aviv permet à trois artistes allemands et trois israéliens (dont Aurore Vigne) de s’échanger six carnets de croquis.
Chaque carnet présente un thème et les artistes doivent occuper deux doubles pages pour finalement créer une narration en plusieurs temps. Les membres de Tel Aviv aimeraient beaucoup que leur groupe se diversifie. En effet, les membres aimeraient inviter plus d’artistes arabes à se joindre aux réunions et aller dessiner ensemble dans les territoires palestiniens ce qui pourrait l’amener à collaborer davantage avec leurs différents centres culturels et artistiques.
Un travail en deux temps
Lorsque j’ai rencontré Aurore Vigne, sa série de dessins in situ a particulièrement attiré mon attention. La façon dont elle s’approprie certaines scènes de la vie quotidienne de Jaffa et d’ailleurs sont fascinantes, de par son utilisation de l’aquarelle, son trait et l’ajout d’objets et du texte. Dans sa série destinée à la vente et exposée dans la galerie de Jaffa on découvre des vues du très beau quartier maronite où elle vit, nous reconnaissons le port de Jaffa, son célèbre marché aux puces mais aussi des endroits célèbres de Tel Aviv et de Jérusalem.
Dans son travail plus personnel, sa famille est très présente, les scènes en extérieur sont plus intimes et très riches. Tel un journal de bord, elle va inscrire des anecdotes, rendre compte de certains épisodes de sa vie qui l’ont touchée, le tout donnant une dimension plus documentaire tout en restant accessible à celui qui aura la chance de parcourir ses carnets.
C’est certain, la richesse de ces villes où elle dessine est une source d’inspiration extraordinaire pour une passionnée de carnets de voyage comme Aurore. Elle nous confiait lors de notre dernier entretien que les journaux de bord d’artistes, notamment ceux de Turner (ses préférés), sont exécutés en amont de leurs œuvres. En effet, les carnets permettent de collecter des échantillons sur le vif, de les conserver et de les remettre à plus tard pour un jour resurgir sur une toile. Ces carnets ne sont malheureusement pas assez mis en avant lorsqu’il s’agit d’expliquer les démarches artistiques d’Eugène Delacroix, d’Antoine Watteau ou de Frida Kahlo alors qu’ils regorgent de détails essentiels pour comprendre une œuvre. Nous imaginons toujours les artistes travaillant en studio, mais beaucoup travaillent en amont sur le terrain pour recueillir des fragments de la réalité avant de les (dé)peindre. Mettre en valeur les carnets est essentiel pour Aurore et cette pratique quasi quotidienne du croquis lui importe beaucoup.
J’ai passé huit ans à me considérer comme une touriste en Israël… Quelle aubaine pour tenir un carnet de voyage ! Parcourir les rues, croquer les gens est une façon incroyable de s’approprier son environnement. Il y a beaucoup de touristes évidemment (des vrais !), mais Jaffa est un des lieux en Israël où les trois communautés religieuses se côtoient. Musulmans, juifs et chrétiens vivent en voisins, les cloches des églises s’intercalent avec les appels à la prière des Muezzins et les familles juives se baladent là-dedans avec beaucoup de naturel. La mixité des visages et des cultures y crée encore un attrait supplémentaire.
En plus de la dimension pittoresque de son travail, Aurore aime intégrer les personnes et figer leurs interventions. Les employés de café, leurs clients et les passants en tout genre animent de par leur histoire les éléments tangibles des paysages donnant des scènes de rue cocasses tout en nous faisant pénétrer dans l’intimité des lieux où elle s’installe pour dessiner. Adoptant la figure du flâneur de Walter Benjamin, Aurore se promène, observe des « passages » de façon critique pour inscrire les comportements des individus dans l’espace. Son travail est un outil privilégié pour identifier les modes de déplacement et d’exploration des lieux par les individus et les rapports sociaux qui en découlent. Cette démarche nécessite forcément un matériel adéquat pour se déplacer.
Quand on dessine en extérieur on essaye d’utiliser des techniques à séchage rapide et qui tiennent dans un sac à main ! L’aquarelle est donc tout indiquée quand on a envie de travailler en couleur. Mais aussi les crayons de couleurs (aquarellables dans mon cas), les encres, les stylos plumes, les stylos noirs, les crayons tout simplement ! J’aime beaucoup marier ses différentes techniques. J’ai des périodes où je me concentre sur une technique en particulier, la pratiquer régulièrement pendant un temps me permet d’en améliorer la maîtrise. Je passe un certain temps à me battre avec moi-même jusqu’à ce que quelque chose se débloque et c’est souvent là que la magie opère, quand le doute laisse place à un savoir faire né de la pratique et fait tomber les défenses. Je travaille alors sur une série et puis j’en ai assez, je m’ennuie dans la répétition. Je passe alors à une nouvelle approche, je change d’outil et la bataille reprend ! J’ai du mal à revenir à un ancien style qui a pourtant payé. « Refaire » est du domaine de l’impossible pour moi, il faut que ça passe au travers de moi, que je me laisse porter par l’énergie d’un moment. Si je me dis « il faut que je fasse quelque chose de joli pour vendre dans la galerie » j’échoue à coup sûr. Seule la sincérité de l’instant paye !
Comme Aurore vit de son activité, sa pratique se fait en plusieurs temps. Si le graphisme et l’illustration peuvent se travailler à la maison ou à la galerie, ses sketchs doivent autant trouver une place dans son atelier et répondre à l’attente de sa clientèle. Voilà pourquoi il faut qu’elle sépare son activité personnelle des dessins qu’elle va mettre en vente. Travailler à Hand Factory lui permet de s’inspirer de la beauté de la vieille ville de Jaffa mais réduit par ailleurs son champ d’expression car si ses clients aiment acheter des images d’Épinal, le dessin d’Aurore ne se limite pas forcément à cela.
Si j’ai la perspective de la galerie dans un coin de ma tête c’est évidemment la beauté du lieu qui m’attire. Mais en croquant un peu partout, je me suis rendue compte que la beauté est relative. Dessiner sur un parking au sol marqué de lignes super graphiques blanches et rouges, bloquée dans sa voiture sous un ciel d’orage chargé de pluie peut être tout aussi fort que croquer les ruelles de la vieille ville de Jaffa ! Je me laisse prendre par une lumière ou une ambiance particulière. La motivation des rencontres mensuelles d’Urban Sketchers fonctionne bien aussi, on est porté par l’énergie du groupe, mais la solitude m’offre plus la possibilité de me concentrer et de passer inaperçue. Ensuite il y a le dessin de personnages. J’en expose moins, c’est un travail plus personnel. Cela commence par une situation amusante ou des « gueules » qu’on a envie de croquer. Un dessin c’est une histoire qu’on raconte, il se passe quelque chose sous nos yeux et on a envie de le garder en mémoire, de l’enregistrer dans son carnet. Souvent on en rajoute un peu, on caricature la situation. Le croquis devient le témoignage d’un instant passé ou d’un événement.
De plus, même si l’on essaye toujours d’être le plus discret possible, on se fait souvent prendre sur le fait. Peut être ne suis-je pas suffisamment discrète ou bien je me laisse emporter par ce que je suis en train de dessiner. Quoi qu’il en soit je me fais souvent griller par mon modèle et cela donne lieu à des réactions souvent très drôles, généralement très positives, cela donne envie aux gens de bavarder voire de dessiner. On vous aborde souvent dans la rue quand on vous voit croquer même dans un petit carnet, cela délie les langues et brise les barrières !
Aurore nous a raconté une anecdote qui l’a particulièrement marquée lorsqu’elle croquait :
Dessiner est une bon moyen de faire passer le temps plus vite dans les lieux pénibles… Il n’y a pas très longtemps, je me suis mise à dessiner en attendant mon tour à la sécurité sociale, un des lieux particulièrement glauque dans le quotidien de chacun ! J’étais concentrée sur un personnage en face de moi – un religieux juif, chapeauté et habillé tout en noir, debout au comptoir – et je n’ai pas vu qu’un jeune homme arabe était debout à côté de moi et observait ce que je faisais. J’ai finis par voir son air interloqué et lui ai souri, il n’avait visiblement jamais vu ça (quelqu’un croquer sur le vif, pas le sourire !). Quelques jours plus tard, je m’arrête sur le chemin de la galerie pour m’acheter un sandwich et le jeune qui me sert pour la cinquantième fois en dix ans me reconnaît comme étant la femme qui dessinait à la sécu… Il ne m’avait pas reconnu là-bas comme étant une de ses clientes (et moi non plus d’ailleurs), mais d’un coup de pinceau magique, j’avais marqué sa mémoire.
Récemment, Aurore a décidé de revenir sur une série de la vieille ville de Jérusalem qu’elle avait réalisée au stylo plume dont l’encre se mélange à l’aquarelle. Elle en aime le rendu différent mais intéressant, échappant à tout contrôle, un peu sale par moments et qu’elle cherche à exploiter pour appréhender de nouveaux aspects dans sa pratique. Son dessin du Saint Sépulcre est en effet plus sombre que le reste de son travail. Le rendu de l’encre permet d’apporter une profondeur autant dans les détails du bâtiment que dans la texture du ciel. Les volumes du Saint Sépulcre sont affirmés et rendent toute l’importance symbolique du lieu.
Aurore Vigne entame sa troisième année à la galerie Hand Factory. En parallèle, le groupe Urban Sketches de Tel Aviv lui permet de rencontrer son public et de faire évoluer son activité de croqueuse. Nous espérons que ces carnets plus personnels et moins connus du grand public seront un jour amenés à être exposés car on ne peut pas appréhender sa pratique sans se perdre dans ces derniers. Heureusement, pour ceux qui ne peuvent pas aller la rencontrer à Jaffa, certains de ces dessins sont visibles sur son site internet ainsi que sur son compte Flickr