Le cinéma jordanien – Une histoire en devenir 1/2

Avec la projection de deux films  en cette fin d’année 2016, le cinéma jordanien est à l’honneur en France.

Si la Jordanie offre, depuis une dizaine d’années, un cinéma innovant et jeune, ce dernier commence depuis quelques années à être diffusé dans les festivals et  salles de cinéma un peu partout dans le monde.

Theeb de Naji Abu Nowar et 3000 nuits de Mai Masri

Deux films, deux facettes du cinéma jordanien

Theeb, de Naji Abu Nowar est sorti en France le 23 novembre dernier et 3000 Nuits de Mai Masri sera dans les salles le 4 janvier 2017. Ces deux films ont la particularité d’avoir été réalisé en Jordanie par des jordaniens et évoquent un cinéma multiple et surprenant.

D’un côté, Theeb met en scène la Jordanie au début du XXème siècle. Peuplée de Bédouins et traversée par des  révoltes ayant marqué un virage à l’égard de l’empire ottoman, la Jordanie que reflète ce film s’ancre dans les terres qui furent par la suite disputées par les accords Sykes-Picot.

De l’autre côté, 3000 Nuits est un film qui se passe dans une prison israélienne dans les années 1980 à la veille des événements de Sabra et Chatila. Le film a été réalisé par Mai Masri, d’origine palestino-jordanienne (et aujourd’hui libanaise de surcroît), et tourné à Zarka près d’Amman.

Cette culture duelle s’observe lorsque le film représente la Jordanie aux Oscars et la Palestine aux Golden Globes. Ceci démontre que la Jordanie accorde l’asile à un grand nombre de réfugiés des pays voisins (Palestine, Syrie, Iraq), qui dépasserait presque sa population. Si nous n’arrivons pas vraiment à savoir combien de palestiniens ont émigré en Jordanie depuis l’occupation israélienne, commencée en 1948, de nombreux palestiniens bénéficient aujourd’hui de la nationalité jordanienne. Mai Masri fait partie de cette génération née dans un pays d’accueil et, qui, comme beaucoup d’autres, considère qu’elle appartient plus au Mashreq qu’à un pays dont les frontières ont été tracées par des colons il y a maintenant cent ans. Naji Abu Nowar, né à Londres et de parents jordaniens, est revenu en Jordanie pour travailler dans la langue arabe et faire du cinéma. Même si ce pays bénéficie aujourd’hui de l’appui de la Royal Film Commission et d’autres fonds qui ont permis à plusieurs cinéastes de percer et de travailler, son cinéma reste précaire et a du mal à subsister. C’est un vrai combat que d’y être cinéaste.

Les sorties de Theeb et de 3000 Nuits engagent par conséquent le besoin de dresser un aperçu de l’histoire du cinéma en Jordanie. Ces deux films mettent en avant une Jordanie qui nous est peu familière. Leur projection en salle de cinéma en France permet d’approcher un fil d’actualité dont le monde arabe a bénéficié, parfois un an auparavant lors de leur sortie officielle. Même si la France est en retard sur la visibilité et la diffusion de ce cinéma, des institutions telles que l’Institut du Monde Arabe, à Paris, ou l’association Aflam, à Marseille, permettent cette diffusion lors des festivals ou événements en lien. Néanmoins, leur sortie nationale apporte une pierre de plus à la richesse du cinéma. Elle nous conforte dans l’idée qu’il y en aura beaucoup d’autres à venir.

Nous commencerons dans cet article par dresser un panorama de l’histoire du cinéma jordanien et des institutions qui ont ensuite permis son développement avant de nous intéresser aux formes émergentes dans un second article. Il est important de préciser que les sources ont été difficiles à trouver pour la partie historique du cinéma jordanien. La plupart des informations ont été revues et corrigées par Ahmad Ameen que je tiens à remercier sincèrement. Ahmad Ameen dirige l’Arab Cinema Archive, une initiative à but non lucratif qui tend à diffuser l’héritage cinématographique arabe tout en le rendant accessible autant à des chercheurs qu’à l’occasion de projections non-commerciales.

Un territoire filmé depuis des décennies

Photo de tournage de Lawrence d'Arabie de David Lean, 1962

Photo de tournage de Lawrence d’Arabie de David Lean, 1962

Sans le savoir, nous sommes tous familiers avec la Jordanie dont les paysages sont les décors de nombreux films occidentaux. Le plus connu est bien évidemment le Wadi Rum avec Lawrence d’Arabie de David Lean tourné en 1961. Ce film relate l’investigation de Lawrence d’Arabie, un jeune officier britannique, interprété par Peter O’Tool, chargé d’enquêter sur les révoltes arabes contre l’empire ottoman entre 1916 et 1918. Il se rallia du côté des insurgés dans les dunes du désert. Nous ne pouvons pas ne pas citer – parmi tant d’autres – le troisième épisode d’Indiana Jones de Steven Spielberg qui mis en scène les ruines de Pétra en 1988. Si le paysage désertique jordanien est prisé des réalisateurs, la ville d’Amman a aussi été filmée par certains pour traiter de la guerre en Irak. En effet, la capitale jordanienne accueille de nombreux réfugiés issus de la Palestine, du Koweït, de Syrie ou encore d’Irak. C’est d’ailleurs ce qui a motivé certains réalisateurs à donner des représentations de la guerre en Irak, que ce soit dans le documentaire Redacted de Brian de Palma (2007) ou dans le film The Hurt Locker de Kathryn Bigelow (2009). En effet, la Jordanie est depuis longtemps une zone tampon entre différents pays qui essuient les crises, la guerre et l’occupation. En plus d’être une terre d’accueil, ce pays est donc aussi une zone où les cinéastes peuvent travailler.

Premier film jordanien - Combat à Jerash réalisé par une équipe de passionnés dont Wassef al Sheikh Yassin et Ibrahim Hassan Serhan en 1957

Premier film jordanien – Combat à Jerash réalisé par une équipe de passionnés dont Wassef al Sheikh Yassin et Ibrahim Hassan Serhan en 1957

Ce fut le cas pour de nombreux palestiniens et notamment pour le pionnier du cinéma palestinien, Ibrahim Hassan Serhan. En plus d’avoir réalisé le premier film palestinien (La visite en Palestine du roi saoudien Abd al-Aziz al-Saud en 1935), c’est également le premier à réaliser un long-métrage (Combat à Jerash (Sira’ a fi Jirash)) en Jordanie en 1957 avec le réalisateur Wassef al Sheikh Yassin. Dirigé, filmé et joué par un collectif indépendant de techniciens et d’aficionados du cinéma, Combat à Jerash est l’histoire d’une bande de voleurs poursuivant une femme qui est allée chercher de l’argent. La caméra suit les voyous, la femme et son amant dans un périple à travers la Jordanie, s’arrêtant aux étapes importantes du patrimoine arabe, y compris à Jerash et Jérusalem.

Photogrammes du film Combat à Jérash

Photogrammes du film Combat à Jérash

D’autres réalisateurs de cinéma ou de documentaire ont également travaillé en Jordanie lorsque le cinéma local avait peu de raison d’exister à part lorsqu’il s’agissait de diffuser des films hollywoodiens ou égyptiens. Ce fut le cas de Mohamed Kaouach, avec Ma patrie bien-aimée (Watani habibi) en 1964, ou d’Abdel Wahab al-Hindi avec La route de Jérusalem (al Tariq al-Qods) et Lutte jusqu’à la libération (Kiffah hatta al Tahrir) en 1969 et du syrien Najdat Ismaïl Anzour qui y réalisa Une histoire orientale (Hikaya Sharkiyah) en 1991. Ces films sont principalement en lien avec l’arabisme et le nationalisme arabe de la seconde moitié du XXème siècle. Adnan Madanat, réalisateur, mais plus connu pour être un critique de film jordanien et directeur du Département Cinéma de la Fondation Shoman, fit également un documentaire dans cette mouvance entre la Syrie et la Jordanie intitulé Variations sur une mélodie et réalisé en 1973.

Contrairement aux discours alimentant un vide cinématographique avant les années 2000 en Jordanie, la Fondation Abdul Hameed Shoman, l’Arab Cinema Archive et d’autres institutions comme Darat al Funun, le centre d’art Makan (qui a malheureusement cessé toute activité en 2015), le Goethe Institut ou l’Institut Français d’Amman essayent de diffuser et de conserver le cinéma arabe et jordanien classique. D’autre part, les plateformes locales de type Netflix offrent la possibilité de visionner des films telles que Minaa pour les documentaires, Istikana pour le cinéma ou Aramram pour du contenu média vidéo indépendant. Certes, nous ne pouvons pas qualifier ce cinéma d’exclusivement jordanien de par la présence accrue de personnalités syriennes et palestiniennes dans les exemples cités plus haut mais il ne faut pas oublier le contexte historique de cette seconde moitié du XXème siècle, où les flux migratoires et les échanges de par les nationalismes entraînaient forcément cette mixité.

L’institutionnalisation d’une industrie cinématographique

Depuis 2003, la Jordanie met en place une infrastructure pour rendre compte du cinéma jordanien qui se concrétise par la création de la plateforme Royal Film Commission. Présidée par Son Altesse Royale prince Ali Bin Al Hussein, elle n’est pas simplement une plateforme où les jordaniens peuvent s’exprimer à travers le média cinématographique. Elle tend autant à promouvoir des lieux où les films sont projetés tout en se consacrant à l’importation des films étrangers. La commission a ainsi créé des équipes de production ainsi qu’un fonds pour la création de films jordaniens, le KAFD. Elle offre également des ateliers de formation et organise des projections spéciales afin de continuer à promouvoir l’importance du cinéma et la liberté d’expression.

Parallèlement, Hazim Bitar fonde la Coopérative des Réalisateurs d’Amman un an auparavant pour promouvoir indépendamment la production cinématographique jordanienne et de la diaspora palestinienne. Ce qui était, au départ, un club de passionnés évolue donc en proposant  des formations et des contributions aux cinéastes indépendants jordaniens. Peu après sa création, la coopérative propose de mettre en place le Jordan Short Film Festival en 2004 qui a vu passer une cinquantaine de court-métrages et était partenaire de nombreux autres festivals comme celui de Clermond-Ferrand. Malheureusement, le festival tout comme l’implication d’Hazim Bitar ont pris fin en 2011 à cause de désaccords entre ce dernier et la Royal Film Commission. Quelques films sont heureusement accessibles sur la chaîne Youtube du groupe de cinéastes.

 Le Red Institute for Cinematographic Arts – un projet utopique abandonné qui a formé quelques cinéastes locaux

L’institutionnalisation du 7ème art jordanien ne pouvait se concrétiser sans proposer un lieu de formation à part entière. Subventionné par la Royal Film Commission, en partenariat avec l’École des Arts Cinématographiques de l’Université de Californie du Sud et prévu d’être inauguré en 2008 à Aqaba, le Red Sea Institute of Cinematic Arts est la première formation en cinéma de niveau Master du Maghreb au Mashreq. L’école s’engagea avec sa première promotion d’étudiants en 2010 à promouvoir le cinéma en Jordanie, un pays où le cinéma local était presque inexistant une dizaine d’années auparavant et pour la région dans son ensemble. Encadrée par un groupe de passionnés comme le professeur de technique du son Baha Othman, l’école a cependant rencontré des problèmes de budget et d’organisation et n’a pas pu ouvrir sur le site prévu. Une annexe a donc été mis en place à Amman pendant quatre années et a permis à quatre promotions d’étudiants de suivre des cours de technique et de mise en scène en audio-visuel.

À mon avis, la RSICA est en train de se faire », dit Samer Mouasher, le président de la Royal Film Commission. « Il ne s’agit pas seulement d’une organisation placée dans un bâtiment, c’est plus une façon de penser, c’est une aspiration, une énergie qui a constamment évolué au cours des six dernières années et qui touche de plus en plus de gens dans une idée de rassemblement. L’objectif est de travailler ensemble, se comprendre les uns les autres et éclairer davantage les différentes composantes de notre monde et de notre région. Le plus important, c’est que la RSICA a fait ressortir le meilleur de tant d’individus incroyables et que la RSICA ne sera jamais fermé.

Même si l’établissement ne propose plus rien aujourd’hui, l’Australian Jordanian University propose un diplôme d’ingénieur du son et une section de formation autour de la conception de films et de films d’animation, mais cette dernière est très technique et n’appréhende pas du tout l’aspect créatif, la mise en scène ni l’écriture de scénarios. Par ailleurs, la Royal Film Commission offre des ateliers de formation, le plus connu étant le Rawi Screenwriter’s Lab, tout en faisant intervenir des professionnels du cinéma régional. L’atelier cible les cinéastes émergents en Jordanie et vise à améliorer leurs techniques. Le programme rassemble toutes les disciplines : l’écriture, la réalisation, la production, le tournage, l’édition et le son, au travers de cours théoriques et pratiques qui permettent aux participants de s’exprimer et de les encourager à travailler en équipe. Quelques ateliers indépendants sont en plus proposés par les professionnels du cinéma jordaniens mais cela ne suffit pas pour les personnes souhaitant une réelle formation. Quelques jordaniens vont alors se former dans d’autres pays. Bien sûr, si certains – et ce n’est qu’une minorité – ont la chance de pouvoir fréquenter des établissements en Europe ou aux États-Unis mais aussi dans la région à l’American University à Beyrouth au Liban ou à l’American University à Dubai où le département de cinéma fut mis en place par des anciens élèves de la RSICA comme Fadi Haddad et Nadia Eliewat connus plus précisément pour le film When Monaliza Smiled. Mais en général, la plupart des personnes restent en Jordanie et essayent tant bien que mal de se former dans les universités locales.

Une dynamique est néanmoins lancée grâce aux nombreux festivals de cinéma et de court métrage en Jordanie pour tenter de créer une collusion entre les professionnels et les publics de Jordanie et du monde arabe qui s’y rendent. On notera l’importance du Festival du Film Arabe d’Amman de la Royal Film Commission, l’European Film Festival qui propose une compétition de court métrage jordanien ou encore le Festival du Film Franco-Arabe de l’Institut Français qui organise également une compétition de films jordaniens.

Il y a eu beaucoup de films tournés en Jordanie mais ceux réalisés par des jordaniens se comptent sur les doigts de la main avant les années 2000 et l’ouverture que produisit le numérique. Même s’il fut pauvre, il est important de savoir qu’il ne fut pas inexistant et qu’il se doit d’être dans l’histoire du cinéma et dans les échanges panarabiques du XXème siècle. Par la suite, l’institutionnalisation du médium par le royaume et le désir de construire un cinéma local et régional a permis de mettre petit à petit en place une scène émergente qui tend à se faire connaître. C’est ce que nous verrons dans la suite de cet article.

 

3000 nuits

Avant-première le mardi 20 décembre
à l'Élysée Lincoln
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