Le cinéma en Jordanie – aperçu d’une scène émergente 2/2

Aujourd’hui, il y a en Jordanie, une génération de cinéastes qui fait du cinéma jordanien pour les jordaniens.

Dans un article précédent, nous avons élaboré une large présentation du cinéma en Jordanie. Un cinéma dont les frontières sont aussi fragiles que l’état, tous les deux conçus à peu près au même moment. Si l’histoire du Mashreq depuis le siècle dernier ne fait que confirmer les apories des accords Sykes-Picot, l’histoire du cinéma dans cette région est un riche champ d’étude qui mérite une grande réflexion. Le cinéma fait par des jordaniens sur leur territoire même est très limité au XXème siècle mais depuis son institutionnalisation au début des années 2000, il ne fait que croître et se perfectionner malgré la précarité des métiers artistiques et culturelles en Jordanie. Il est temps maintenant de présenter, sans prétendre à l’exhaustivité, un éventail de films et de personnalités qui représente le cinéma émergeant jordanien.

The Curve de Rifqi Assaf qui ouvrit la 6ème édition de l'Arab Film Festival de l'été 2016

The Curve de Rifqi Assaf qui ouvrit la 6ème édition de l’Arab Film Festival de l’été 2016

L’impact des courts métrages

Si nous devions commencer par parler de premiers films, ce serait les courts métrages indépendants jordaniens conçus dans les ateliers de la Coopérative des Réalisateurs d’Amman coordonnée par Hazim Bitar entre 2006 et 2011. A ce propos, nous pouvons évoquer trois cinéastes qui ont fait découvrir la Jordanie dans les festivals locaux et internationaux : Omar Saleh, Jafar Safwan et Hanan Haddoush. Le premier court-métrage de Jafar Safwan fut The Order of Out. Cette comédie en noir et blanc suit un personnage interprété par l’acteur-réalisateur Omar Saleh qui va se lever du mauvais du côté du lit. L’intrigue du film va évoluer autour de l’envie de rompre avec la routine. Jafar Safwan réalise ensuite le documentaire Air Palestine avec Hanan Haddoush en 2007. Monté par Hazim Bitar, le film montre Baq’aa, le principal camp de réfugiés palestinien où des enfants fabriquent des objets volants dans le vent provenant du Jourdain. Ces deux courts ont été projetés dans de nombreux festivals dont le Jordan Short Film Festival, le festival international du Court d’Izmir en Turquie ou le festival International du Court Métrage à Clermont-Ferrand. Commencer par le court-métrage jordanien est très important car la plupart des cinéastes décident de travailler exclusivement dans ce format, comme Mais Salman et Zaid BaQaeen qui ont travaillé ensemble sur Hotel Zaatari en 2014 et Mideast Creatives en 2015. Certains commencent par cette étape avant de se lancer dans un long-métrage.

Ce fut le cas pour Naji Abu Nowar qui réalisa La Mort d’un Boxeur en 2009, un court qui évoque la vie du boxeur Mohammed Abu Khadija ou de Fadi Hadad avec Talons Aiguilles en 2011. Ce film raconte l’histoire de Nawal, une snob qui ne se préoccupe que de son image. Elle a récemment perdu son mari et découvre que celui-ci ne lui a rien laissé hormis un compte en banque vide et une affaire extra-conjugale à affronter.

La Mort d’un Boxer de Naji Abu Nowar, 2009

Talons Aiguilles de Fadi Haddad, 2011

Les productions de Nadine Toukan

C’est le nom que nous voyons la plupart du temps depuis une dizaine d’années dans les films jordaniens. Créditée comme productrice ou comme productrice exécutive, Nadine Toukan s’est fait connaître dans les années 1990 en participant à la création d’Arabia Online, un portail d’actualités et de divertissement sur le web. Après être partie pendant quelques temps à Dubaï, elle est revenue à Amman où la création de contenus pour le web s’était concrétisée et souhaitait s’adonner du côté de l’écran et du cinéma. Soucieuse de répondre au sceptiques de la télévision et de la production cinématographique jordanienne, Nadine Toukan fonde ensuite le laboratoire de scénaristes Rawi Lab en partenariat avec Sundance au Moyen-Orient en 2005 et lance le nouveau programme de la Royal Film Commission pour développer le talent des cinéastes locaux. Parmi les premiers participants nous pouvons retenir Cherien Dabis (Amerrika, May in the Summer), Sameh Zoabi (Be Quiet, Téléphone Arabe, Under the Same Sun) et Najwa Najjar (Yasmine Tughani, Grenades et Myrrhe, Les Yeux d’un Voleur) qui sont aujourd’hui des cinéastes confirmés. Trois ans plus tard, Nadine Toukan produit trois films qui marquent profondément le paysage cinématographique jordanien : Captain Abu Raed d’Amin Matalqa en 2008, When Monaliza Smiled de Fadi Haddad en 2012 et Theeb de Naji Abu Nowar en 2014 dont nous avons couvert la sortie nationale en novembre dernier.

Captain Abu Raed d'Amin Matalqa, 2007

Captain Abu Raed d’Amin Matalqa, 2007

Captain Abu Raed a marqué l’émergence de la Jordanie comme une nation cinématographique contemporaine et a remporté plusieurs prix internationaux. Le film raconte l’histoire d’Abu Raed, balayeur à l’Aéroport International de Queen Alya d’Amman qui se fait passer pour un pilote auprès des enfants de son quartier. Au travers de ses aventures documentées par ses lectures et les récits de quelques voyageurs, les enfants rêvent avec lui et échappent à leur réalité le temps d’une histoire. Premier film indépendant de ce siècle en Jordanie, il a déjà remporté le World Cinema Audience Award au Festival de Sundance et le prix du Meilleur Acteur pour Nadim Sawalha à Dubaï. Il a fait l’ouverture du Filmart à Hong Kong et a été projeté au Marché du Film de Cannes.
Ce film fit d’une pierre deux coups en ouvrant la voie à d’autres cinéastes. Avec la reconnaissance de la Royal Film Commission dédiée au cinéma en Jordanie et le développement des réseaux de soutien, d’autres réalisations firent date. Mahmoud al-Massad a attiré l’attention dans le monde entier avec son documentaire Recycle en 2008. Ce documentaire montre un jordanien vivant dans la ville natale du chef musulman al-Zarqawi et lutte pour soutenir sa famille tout en définissant son identité dans un climat politique tendu. Mohammed al-Hushki réalise Villes Transit en 2009 qui raconte comment Laila s’enfuit et retourne à Amman pour renouer avec son ancienne vie quatorze ans après être partie, faisant face à sa famille et aux transformations de la Jordanie. Ce film a remporté deux prix au Festival International du Film de Dubaï. Petit à petit, une communauté cinématographique jordanienne qualifiée, expérimentée et viable commence à se mettre en place.

Tournage de Recycle de Mahmoud al-Massad, 2008

Tournage de Recycle de Mahmoud al-Massad, 2008

When Monaliza Smiled raconte l’histoire d’amour entre la jordanienne Monaliza et l’égyptien Hamdi. Elle a lieu de nos jours dans la capitale Amman, parmi une communauté de voisins curieux et d’autres personnages loufoques. Il met en lumière les préjugés sociaux liés à l’immigration à travers une vision romantique, précise-t-il, et le résultat est un « feel good movie » qui rend hommage au vieux cinéma égyptien.

Il était très clair pour nous, avant même de commencer le tournage, que notre film serait avant tout destiné au public jordanien. Les festivals viendront plus tard », explique la productrice Nadia Eliewat à  Carla Dabis pour Euromed Visual News.

Fadi Haddad a en effet eu la chance de voir son film passer à la fois dans les cinémas commerciaux et au Rainbow Theatre, une salle indépendante d’art et essai spécialisée dans le cinéma local et régional à Amman, ce qui lui a permis de toucher des publics différents.

When Monaliza Smiled de Fadi Haddad

Si le cinéma jordanien est plus autonome aujourd’hui, un retournement s’opère dans deux cas de figure. Le premier est positif et concerne la formation d’une équipe de techniciens jordaniens. En effet en 2006, les équipes tournant en Jordanie comportaient moins d’un tiers de jordaniens alors qu’en 2014, Rosewater dirigé par l’américain Jon Stewart et Kajaki dirigé par le britannique Paul Katis, ont tourné leur film en Jordanie en privilégiant une équipe à 80% jordanienne. Un retournement de situation s’est bel et bien produit et une équipe de professionnels du cinéma se constitue en proposant leurs services pour tout type de production, locale comme internationale.
Malheureusement le financement des films reste un problème. Même si le numérique a su révolutionner le cinéma, ce dernier reste précaire dans le monde arabe et le piratage et le non respect des droits d’auteur sont à prendre en considération. Le Red Sea Institute of Cinematographic Arts a fermé ses portes et aucun réalisateur cité plus haut n’arrive réellement à faire de profit sur ses films.

Les palestiniens et le cinéma en Jordanie

Les palestiniens et les palestino-jordaniens ne peuvent pas être mis de côté dans l’histoire du cinéma en Jordanie. En effet, nous ne devons pas tomber dans le piège du nationalisme et envisager la Jordanie comme une nation indépendante avec un cinéma national mais bien l’observer dans le prisme du régionalisme. C’est bien ce que nous montre le film When I saw you (Lamma shoftak) d’Annemarie Jacir, sorti en 2012. Ce drame familial se déroule dans le contexte de la guerre contre Israël pour libérer la Palestine. Le film commence en 1967 où des milliers de Palestiniens se réunissent afin de tenter de franchir la frontière qui les sépare de la Jordanie. Après avoir été séparé de son père au milieu du chaos de la guerre, Tarek, un jeune garçon curieux de 11 ans et sa mère Ghaydaa se retrouvent parmi une vague de réfugiés. Ils sont placés dans un camp où certaines personnes de la génération précédente de réfugiés arrivée en 1948 attendent toujours. Annemarie Jacir parvient à nous faire ressentir par ce film toute l’injustice de cette perte et l’absurdité des frontières créées par les hommes. La réalisatrice s’est vue interdire le droit de retourner dans son pays natal et vit depuis 2008 à Amman.

« À partir du moment où je n’ai plus pu retourner à Ramallah, ma compréhension de l’exil et d’être arraché de son foyer a pris une dimension supplémentaire et une signification plus profonde. D’être si proche en vivant à Amman ne m’a pas rendu les choses plus faciles – seulement plus difficiles et plus douloureuses. […] C’est ainsi que When I Saw You est né. De se savoir, par une vue saisissante, si proche de chez soi et pourtant que c’est un rêve impossible. La réalité de voir ce que tu veux, mais être dans l’incapacité de l’atteindre. » Annemarie Jacir à propos de When I Saw You.

Mai Masri représente également la Palestine ainsi que la Jordanie avec 3000 Nuits, un film que nous avons également chroniqué il y a quelques mois, lors de sa présentation au Festival Ciné-Palestine à Paris. Le film se passe dans les années 1980 à la veille des événements de Sabra et Chatila dans une prison israélienne. Layal, le personnage principal est une jeune institutrice de Naplouse qui vient d’arriver, condamnée à huit ans de prison pour un attentat dans lequel elle n’est pas impliquée. Plongée dans l’univers carcéral avec des israéliennes et des prisonnières politiques palestiniennes, elle va découvrir qu’elle est enceinte et décide de garder l’enfant. Inspirée de la rencontre d’une femme qui était détenue dans une prison au moment où elle avait mis au monde un garçon, Mai Masri a décidé de rencontrer d’autres mères qui avaient accouché en prison et de raconter une histoire autour de cet événement. 3000 Nuits est son premier long métrage de fiction et il sortira dans les salles en France le 04 janvier prochain. Il est intéressant de voir que son film a représenté la Palestine durant les Golden Globes mais aussi la Jordanie lors de sa participation aux Oscars.

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Lors d’un échange téléphonique, Mai Masri nous a rappelé que ce film est avant tout un film régional et sans frontières. Il n’aurait pu se faire sans l’aide de la Royal Film Commission et c’était plus facile de le faire en Jordanie qu’en Israël ou dans les territoires palestiniens. Habitant aujourd’hui à Beyrouth au Liban avec son mari, le réalisateur Jean Chamoun, Mai Masri insiste sur l’importance de concevoir un sentiment culturel arabe plutôt que nationaliste. C’est d’ailleurs un sujet sur lequel elle est en train de travailler pour son prochain long métrage.

Ce bref aperçu documentant un cinéma jordanien émergent depuis ces dix dernières années ne fait que confirmer cette pensée. Ce cinéma est jordanien de par son territoire mais il est beaucoup plus que ça. Ce dernier englobe pas seulement un pays mais toute une région et entretient donc le paradigme d’un cinéma dans un espace géoculturel donné, plus que dans un état fermé. C’est en ce sens que nous devons appréhender le cinéma jordanien actuel, émergent et en devenir.